Saynète n° 90

 

 

 

Elle lève son petit museau vers moi, elle me sourit avec insolence, avec cette tendresse toute cruelle que, devenus adultes, nous ne parvenons plus à retrouver ni même à imiter. Elle me regarde, estimant à vue d’œil combien elle est aimée. Et elle dit : Non. C’est ma fille, elle a trois ans. Cette fois-ci, elle ne se contente pas de dire Non. Elle le répète, à satiété, et d’autant que, pour une fois, elle ne dit Non à rien, à rien de précis. Elle dit Non pour dire Non, parce que c’est drôle et vaguement transgressif. Elle enchaîne les Non dans ce qui devient bientôt une mélodie qui l’enchante elle-même – beaucoup moins ses parents – et qui s’enroule autour d’elle comme le vêtement de l’enfance. [Mais elle sait très bien qu’il ne s’agit pas de n’importe quel mot et c’est en connaissance de cause qu’elle en fait des colliers et des serpentins avec une si délicieuse et agaçante impertinence. Elle sait très exactement à quoi sert ce mot, et ce qu’elle est elle-même quand elle l’emploie. D’ailleurs elle sait d’instinct – mais là, justement, se termine l’instinct – qu’il n’a pas une valeur d’usage et qu’il n’est pas un mot comme les autres : sa valeur est globale, elle concerne la totalité du langage comme elle engage la totalité de la personne pour lui donner une position]

Vincent Delecroix, Non ! De l’esprit de révolte, Paris, Autrement, 2018

 
 

 

 

 Tiphaine Pocquet

03/11/2018

 

 

On voit la saynète en quelques phrases : la petite qui dit Non. Elle est le point de départ d’une réflexion philosophique sur cette puissance subversive du Non que mène le philosophe Vincent Delecroix, à rebrousse-poil d’une mode de l’indignation à tout va, pour refonder un Non qui ne soit pas pure négation, mais usage du retrait, du déplacement impertinent.

J’aime que ce livre commence par un précipité de vie quotidienne, qu’il s’offre au « je » et à ses expériences. Ce Non de la petite fille qui est donc jeu et test en même temps, se déploie sur un sentiment de fond : « elle est aimée ». Comment faire une fois sorti de ce cadre familial, rassurant ici, qui accueille, observe, avec un étonnement tout philosophique, le « collier » des Non répétés par l’enfant ? Que devient le Non dans la vie sociale et politique, parfois hostile, qu’il nous revient d’habiter ? Un Non mâtiné de civilité, un « non merci », « non je ne crois pas », un silence poli ou un « je ne suis pas sûre » ennuyé.

Pourtant, il faudrait savoir dire Non, exister dans le Non, comme, entend-on aussi dans les impératifs de la modernité, il faudrait savoir également consentir, « dire oui à la vie ». Je suis, pour ma part, une embarrassée du Non, jamais vraiment franc, ni complètement assumé. Je pratiquerais plutôt ce que V. Delecroix nomme esquive, évitement et qu’il met du côté de l’ironie. J’ai pourtant nostalgie de ce Non de l’enfance, franc et bien clair, presque mélodieux. J’aime la littérature parce, que plus encore que la philosophie sans doute, elle peut être cet art d’un autre Non, un Non qui habiterait dans la douceur, celle que A. Dufourmantelle définissait comme une dunamis, une puissance de transformation.

 

 

 

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