Plus qu'une saynète

 

 

 

« LA COMTESSE, un peu plus fort : […] vous le chassez de chez vous, et semblez lui fermer la maison p..... par vous habitée ! Permettez-moi de vous le dire, un traitement aussi étrange est sans excuse aux yeux de la raison. Qu’a-t-il fait pour le mériter ?

LE COMTE s’arrête ; d’un ton terrible : Ce qu’il a fait ?

LA COMTESSE, effrayée : Je voudrais bien, monsieur, ne pas vous offenser !

LE COMTE, plus fort : Ce qu’il a fait, madame ? Et c’est vous qui le demandez !

LA COMTESSE, en désordre : Monsieur, monsieur ! vous m’effrayez beaucoup !

LE COMTE, avec fureur : Puisque vous avez provoqué l’explosion du ressentiment qu’un respect humain enchaînait, vous entendrez son arrêt et le vôtre.

LA COMTESSE, plus troublée : Ah, monsieur ! Ah, monsieur !...

LE COMTE : Vous demandez ce qu’il a fait ?

LA COMTESSE, levant les bras : Non, monsieur, ne me dites rien !

LE COMTE, hors de lui : Rappelez-vous, femme perfide, ce que vous avez fait vous-même ! et comment, recevant un adultère dans vos bras, vous avez mis, dans ma maison cet enfant étranger que vous osez nommer mon fils.

LA COMTESSE, au désespoir, veut se lever : Laissez-moi m’enfuir, je vous prie.

LE COMTE, la clouant sur son fauteuil : Non, vous ne fuirez pas ; vous n’échapperez point à la conviction qui vous presse. (Lui montrant sa lettre.) Connaissez-vous cette écriture ? Elle est tracée de votre main coupable ! et ces caractères sanglants qui lui servirent de réponse…

LA COMTESSE, anéantie : Je vais mourir ! Je vais mourir.

LE COMTE, avec force : Non, non ; vous entendrez les traits que j’en ai soulignés ! (Il lit avec égarement :) « Malheureux insensé ! Notre sort est rempli ; votre crime, le mien, reçoit sa punition. Aujourd’hui, jour de saint Léon, patron de ce lieu et le vôtre, je viens de mettre au monde un fils, mon opprobre et mon désespoir… » (Il parle :) Et cet enfant est né le jour de Saint-Léon, plus de dix mois après mon départ pour la Vera-Cruz !

Pendant qu’il lit très fort, on entend la comtesse, égarée, dire des mots coupés qui partent du délire.

LA COMTESSE, priant, les mains jointes : Grand dieu, tu ne permets donc pas que le crime le plus caché demeure toujours impuni !

LE COMTE : …Et de la main du corrupteur : (Il lit :) « L’ami qui vous rendra ceci, quand je ne serai plus, est sûr. »

LA COMTESSE, priant : Frappe, mon Dieu ! car je l’ai mérité !

LE COMTE, lit : « Si la mort d’un infortuné vous inspirait un reste de pitié, parmi les noms qu’on va donner à ce fils, héritier d’un autre… »

LA COMTESSE, priant : Accepte l’horreur que j’éprouve, en expiation de ma faute !

LE COMTE, lit : « Puis-je espérer que le nom de Léon… » (Il parle :) Et ce fils s’appelle Léon !

LA COMTESSE, égarée, les yeux fermés : Mon Dieu ! Mon crime fut bien grand, s’il égala ma punition ! Que ta volonté s’accomplisse !

LE COMTE, plus fort : Et, couverte de cet opprobre, vous osez me demander compte de mon éloignement pour lui ?

LA COMTESSE, priant toujours : Qui suis-je pour m’y opposer, lorsque ton bras s’appesantit ?

LE COMTE : Et lorsque vous plaidez pour l’enfant de ce malheureux, vous avez au bras mon portrait !

LA COMTESSE, en le détachant, le regarde : Monsieur, monsieur, je le rendrai ; je sais que je n’en suis pas digne. (Dans le plus grand égarement.) Ciel ! Que m’arrive-t-il ? Ah ! Je perds la raison ; ma conscience troublée fait naître des fantômes ! Réprobation anticipée !... Je vois ce qui n’existe pas… Ce n’est plus vous, c’est lui qui me fait signe de le suivre, d’aller le rejoindre au tombeau !

LE COMTE, effrayé : Comment ! Eh bien ! non, ce n’est pas…

LA COMTESSE, en délire : Ombre terrible, éloigne-toi !

LE COMTE, crie avec douleur : Ce n’est pas ce que vous croyez !

LA COMTESSE jette le bracelet par terre : Attends… Oui, je t’obéirai…

LE COMTE, plus troublé : Madame, écoutez-moi…

LA COMTESSE : J’irai… Je t’obéis… Je meurs…

Elle reste évanouie.

LE COMTE, effrayé, ramasse le bracelet : J’ai passé la mesure… Elle se trouve mal… Ah ! Dieux ! Courons lui chercher du secours.

 Il sort, il s’enfuit. Les convulsions de la douleur font glisser la comtesse à terre.

Beaumarchais, La Mère coupable, acte IV, scène 13, éd. P. Larthomas, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, p. 656-660.

 
 

 

 

 Lise Forment

03/11/2018

 

 

Une telle acmé pathétique relève à coup sûr du défi pour un candidat à l’agrégation[1]– avant les poésies de Chénier, c’est la « trilogie espagnole » de Beaumarchais que le jury avait mise au programme en littérature française du XVIIIe siècle… Comme impétrante, mon embarras aurait été immense, je crois, dès la lecture à haute voix : que faire des didascalies ? comment faire entendre la citation par le comte des lettres de Rosine (la comtesse) et Chérubin, et l’ampleur dramatique de cet effet polyphonique ? quelle part donnée à la violence, aux cris et au délire ? Une fois entamé le commentaire, j’aurais peut-être su résister au trouble, à l’émotion du texte et du concours, pour retrouver mon assiette et mobiliser les catégories attendues… Je crois même qu’à l’époque, je l’aurais fait en toute confiance, dans la crainte de l’épreuve et de mes auditeurs-examinateurs bien entendu, mais selon la conviction, solide et heureuse, que ma « boîte à outils » de littéraire, habilement employée, ferait l’affaire.

Aujourd’hui, rien de tel. Aujourd’hui, je dois faire lire ce texte à des jeunes gens de 18 ou 19 ans. Ou plus exactement, je l’ai fait il y a quelques mois, et j’ai l’impression tenace de m’être égarée, d’avoir moi aussi « passé la mesure », risquant de les blesser, de détruire ce qui, pour eux, quelque part, faisait lien… Au mieux (mais de quel « mieux » parle-t-on ?), je m’entends éloigner in-sensiblement le texte et le figer sous une belle chape d’étiquettes esthétiques et de précautions contextuelles ; au pire, je me vois les figer, eux, dans une scène proprement traumatique, rendue trop proche, trop présente, à l’image du ressassement mortifère imposé à Rosine. Mais, au-delà même de ces projections inquiètes qui habitent le souvenir de mon cours, quels effets inattendus, aléatoires la scène pédagogique a-t-elle laissé circuler ? Ai-je su rattraper, transitionnellement, la représentation d’un anéantissement ? Le pouvais-je ? Ai-je su réparer mon choix initial, et trop improvisé, de partager ce texte sans véritable attention au dispositif dont j’avais besoin pour en transmettre l’intensité ? Aujourd’hui que cet aujourd’hui-là est passé, je me demande encore quelle mouche m’a piquée de faire lire à deux étudiants l’intégralité de cette scène 13, à haute voix[2], sans autre préparation que de maigres considérations sur la poétique du drame, ses didascalies et sa gestuelle pathétique. J’allais ainsi, tranquillement, les illustrer, en occultant mon propre saisissement à la lecture pourtant récente du passage… une sorte d’anti-trigger warning, en somme ! 

 

Tentons de mieux faire.

Pour rappel, la comtesse Almaviva, ici mise « à terre » par l’humiliation terrible que lui assène son époux, est venue plaider la cause de leur fils – de son fils – Léon, qui observe en secret la scène. Né de ses amours avec Chérubin (Léon d’Astorga), ou plutôt de la « surprise nocturne » que celui-ci lui a faite, Léon est rejeté par le comte, que Rosine évite soigneusement de nommer « père » (p…) tout au long de la scène. Mais le plaidoyer de la comtesse se retourne contre elle et se transforme en procès à charge : au chef d’accusation (« recevant un adultère dans vos bras, vous avez mis, dans ma maison cet enfant étranger que vous osez nommer mon fils »), succède l’« arrêt », immédiatement prononcé (« vous ne fuirez pas ; vous n’échapperez point à la conviction qui vous presse ») ; et l’exposé des preuves : la lecture des lettres secrètes fait office de châtiment pour la comtesse, qui doit entendre se répéter son « crime » et son « opprobre » jusqu’au délire – comble du raffinement sadique : le comte a fait remplacer le portrait de son époux, qu’elle portait fidèlement à son poignet, par celui de Chérubin. Rosine hallucinant (ou croyant halluciner) ; Rosine convulsant de douleur : l’anéantissement est imminent.

 

Je prends une respiration,

et je relis deux saynètes passées, avec Maylis de Kerangal, Colette et Natacha, pour ne pas suffoquer. Et je me répète, tel un mantra, la conclusion commune et imaginaire que je peux maintenant en tirer : la scène amoureuse excède nécessairement la civilité, mais elle reste comme hantée par ses formes, et c’est heureux. (« Je voudrais bien, monsieur, ne pas vous offenser ! ») De la séduction à la rupture, les corps se lient et se délient, vont au contact et se décollent, les corps s’assiègent non sans délicatesse, chacun tisse galamment le discours et les gestes de l’amour (Rosine et Lindor l’ont fait, c’est Le Barbier de Séville), jusqu’à l’« acte »… et puis, souvent aussi, l’un explose, et l’autre s’en trouve anéanti.e, et vice versa. Tout fout le camp. Et l’on n’est pas si malheureux, quelquefois, quand l’un – l’autre – préfère foutre le camp sans plus de formalité, « sans autre forme de procès ». Mais l’expression est menteuse : à ce procès, l’on n’échappe guère sur la scène de nos amours. Et sur celle de nos lectures ? On ne résiste qu’avec peine à la tentation juridico-judiciaire et à l’impression d’urgence qui la soutient : Brice Tabeling l’expliquait récemment…

 

Retour à la scène de Beaumarchais et à son cruel procès.

Comme lectrice (et relectrice) – je n’ai jamais vu la pièce –, j’épouse naïvement et presque infailliblement la cause de la « Mère coupable ». Je sais bien que la comtesse est un personnage de papier, mais Rosine n’est pas Naïs[3], elle n’a rien à voir avec une bergère de pacotille – même les spécialistes le disent : Rosine n’est plus tout à fait un caractère de théâtre, la trilogie et sa temporalité si particulière lui ont donné une biographie, une psychologie ; entre 1775 et 1792, entre la première et la dernière pièce, les spectateurs de l’époque l’ont littéralement vue vieillir… Alors, oui, je me hérisse et je me révolte. Je me révolte contre la violence du comte, qui abandonne selon son propre mot tout « respect humain », je me hérisse face à son injustice qui lui fait oublier la « mesure » qu’il avait pourtant gardée à la découverte de la correspondance, lors de sa première lecture sur scène (II, 1). Les « traits qu[’il] en [a] soulignés » omettent désormais les circonstances du « crime », de cette « surprise nocturne » que Chérubin, une fois sur son terrain, dans le château d’Astorga, a « osé » faire à Rosine, et « la violence qui s’en est suivie » (p. 619). Le comte tait aussi les sévères effets du « crime » sur les coupables, déjà punis par les remords et par la mort ; il refoule la générosité de sa première interprétation, de son premier verdict : « Ce n’est point là l’écrit d’une méchante femme ! Un misérable corrupteur… […] Ce n’est point là non plus l’écrit d’un méchant homme ! Un malheureux égarement… »

Et, oui, très vite aussi, je me révolte contre Beaumarchais lui-même, contre le titre de son drame, contre cette « morale bourgeoise » bien « sordide » dont parlait déjà Hélène Merlin-Kajman au sujet de Chénier. Je trouve insupportable que le réquisitoire de Marceline dans Le Mariage de Figaro[4] se voit étouffé par les imprécations phallocrates du comte sur l’infidélité des femmes, dont les « maux » et les « désordres » seraient incomparables aux adultères commis par les hommes… Je trouve insupportable de retrouver ce terme de « désordre » dans la préface de Beaumarchais comme le possible indice d’un argumentaire partagé. Et qu’on ne vienne pas m’opposer le souci du contexte, la nécessaire reconnaissance d’une altérité historique et culturelle ! Oui, je me révolte et je retourne les chefs d’accusation : le comte est sadique et tyrannique ; Chérubin, peut-être un violeur ; Beaumarchais, certainement misogyne.

 

Sauf que…

Sauf que, bien évidemment, il y a le retournement final tronqué dans l’extrait, la douleur et les regrets de l’époux persécuteur, sa frayeur panique, et toutes les scènes qui suivent : la course effrénée de chacun auprès de la comtesse, le secours du fils, l’arrivée de Figaro, la réconciliation familiale et l’ensemble du cinquième acte expulsant le méchant Bégearss de la maison Almaviva… Trop facile ? Sans doute. Et même mis en scène dans cette œuvre-là, quand il n’était que reporté hors des limites du poème chez Chénier, l’heureux dénouement ne conjure pas totalement, à mon sens, le risque d’une transmission traumatique, d’une blessure infligée sur la scène pédagogique.

Plus encore, au contact de cet extrait, le choix d’une modalisation en « quasi-viol[5] » suffit-il à écarter un tel effet ? Il est vrai que l’ambiguïté de la « surprise nocturne » et de sa « violence » permet de motiver, mieux que chez Chénier, l’usage de l’expression. Car, d’un côté, l’étiquette de viol s’impose à nous pour faire bouger le titre de la pièce, y reconnaître son hésitation : le lecteur doit pouvoir y lire un effet de citation plutôt qu’un verdict indigne, la sentence du comte oublieux plutôt que le jugement d’un auteur misogyne. Et en même temps, le quasi rappelle qu’on ne sait pas tout à fait de quelle « violence » il est question dans la lettre de Rosine Almaviva : celle de la « surprise » – l’une des définitions juridiques du non-consentement ? celle faite (mais par qui ?) à l’honneur d’une femme mariée ? celle du désir, de ses mouvements, que le lecteur-spectateur du Mariage de Figaro sait réciproque entre la Comtesse et Chérubin ? Un « quasi-viol », donc : littérairement, je pourrais le défendre, le justifier ; mais de là à le dire ainsi et à le soutenir face à des jeunes gens de 18 ou 19 ans… les bagages de ce mot-valise, l’entre-deux dont il semble dessiner la possibilité, bien au-delà des limites du texte – dans la vie –, me paraissent bien trop lourds à porter : éthiquement, politiquement, n’a-t-on pas plus à perdre qu’à y gagner[6] ?

Ni l’avenir ni le passé, ni le happy-end de La Mère coupable ni les douces rêveries et fantasmes joyeux du Mariage de Figaro ne suffisent à écarter la possibilité d’un anéantissement psychique – ou si l’on veut adopter une formule plus humble, moins dramatique aussi : rien de cette chronologie textuelle, rien de cet effort de contextualisation interne à l’intrigue de la trilogie ne permet d’assurer avec certitude qu’aucun lien ne sera détruit dans le partage de cette scène 13 de l’acte IV.

 

Que faire alors ?

Où trouver l’entrée pour un commentaire et un partage plus transitionnels ? Je la vois ailleurs chez Beaumarchais, dans le dispositif scénique qu’il choisit, et plus précisément dans la présence cachée du fils sur scène. À la lecture collective de la scène, et dans un partage attentif à cette médiation, des liens pourront sans doute se construire ou se reconstruire.

Cette résolution que j’entrevois, et que je pourrais relancer dans un cours, appartient moins au fil narratif du bonheur familial retrouvé (à la reconnaissance de l’enfant illégitime par son père adoptif) qu’au système énonciatif et spectaculaire lui-même, à ce dialogue épié qui, au plus fort de la crise pathétique, organise la reconnaissance de l’enfant par lui-même. Cette présence interdit au commentateur d’atténuer la violence de la scène par la considération du bonheur futur ou de la faute passée ; car la violence est aussi imposée, directement, au témoin de la dispute, personnage que le spectateur a (plus ou moins) sous les yeux au théâtre[7], mais que le lecteur peut aisément oublier.

Dispositif conventionnel, ficelle topique dans la comédie comme dans la tragédie ? Le spectateur – et le lecteur, projectivement – regarde Léon qui regarde ses parents. Mais que nous est-il donné à voir, exactement ? Le recours à cette sorte de « troisième lieu » qu’est le cabinet l’occulte. Cela explique que Beaumarchais, habituellement si prolixe en didascalies, n’en donne aucune, de toute la scène, au sujet du jeune homme. À la fin de la scène 11, « Léon entre au cabinet de sa mère » ; en tête de la scène 13, il est dit « caché » et l’on ne saura rien de ce qu’il éprouve, avant qu’il n’entre sur scène, « accourant » et s’exprimant « avec force » : « Ô ma mère !... ma mère ! c’est moi qui te donne la mort ! » (sc. 14), puis « criant avec délire : Elle est morte ! Elle est morte ! » (sc. 15).

Cette propagation délirante de la culpabilité est comiquement interrompue par Figaro « accourant » à son tour (« Et qui, morte ? Madame ? Apaisez donc ces cris ! c’est vous qui la ferez mourir ! », sc. 16), elle trouve ensuite son pendant pathétique mais heureux dans le mouvement vertueux de la réconciliation (à la Comtesse prosternée, le comte répond « au désespoir : Non, revenez à vous ! Votre douleur a déchiré mon âme ! Asseyons-la. Léon !... Mon fils ! (Léon fait un grand mouvement.) Suzanne, asseyons-la » (sc. 17). « Ils la remettent sur le fauteuil », et l’acte se termine sur le pardon du comte et le nouveau front commun contre « l’infâme Bégearss », « le monstre », « le scélérat », « le traître » (sc. 18), identifié comme un « autre Tartuffe ». Cet enchaînement-là appartient sans doute à la magie du théâtre, à ce rythme un peu fou mais jubilatoire de Beaumarchais – même dans le drame – ; mais face à l’extrait tel que je l’avais délimité et fait lire à haute voix, ces transitions ne pouvaient pas opérer.

La scène 13, lue, nous impose un temps d’arrêt et une sorte d’évidence : il faut sauver le soldat Léon, le fils, l’enfant (le « vrai », pas cette belle chimère qu’est Chérubin dans Le Mariage de Figaro) ; on ne peut qu’occuper tour à tour les places dessinées par le triangle parental, auquel le fils-spectateur est forcé de s’identifier, et passer comme lui de la « mère coupable » ou victime, au père biologique amoureux ou violeur, au père adoptif justicier ou hypocrite ; mais il s’agit aussi, surtout, de sortir de cette oscillation qui mène littéralement au délire et à l’anéantissement de soi. Ce qui nous le dit et ce qui nous en donne la ressource, c’est la littérature ou la scénographie (mais c’est tout un ici) : la triple énonciation qui complique encore les effets de polyphonie et de prosopopée, et les blancs didascaliques, qui font qu’on oublie Léon pour mieux le/se retrouver.

 

Tout aussi psychologisante, sans doute, que la lecture révoltée, suscitée d’abord par ma conscience féministe, l’insistance sur un tel point de contact et sa restauration pour moi – ou pour eux, ces étudiants que je retrouverai bientôt – ne rejette pas la lecture référentielle au rang d’une pure illusion ou d’une méconnaissance des contextes esthétique et historique[8]. Mais un commentaire qui redonne sa place à Léon ouvre une autre scène que celle du procès initial. Elle offre véritablement, quoiqu’imaginairement, une ressource, des forces, un gain d’énergie à cette part de l’homme – de la femme et de l’homme – qui peut devenir la plus vulnérable : l’enfant de ses parents.

***

Dans le texte de Chénier, « ce bois qui de joie et s’agite et murmure » suffirait-il à sauver l’enfant de Naïs et Daphnis ? « ce bois qui de joie et s’agite et murmure » suffisait-il à sauver le lecteur-voyeur que le texte enfantait ? Je n’en suis pas si sûre…

 

 

 

[1] Cette saynète qui dépasse amplement les proportions du genre s’inscrit dans le débat ouvert l’an dernier sur le site de Transitions et dans le cadre de notre séminaire. Après la publication d’une lettre ouverte adressée au jury de l’agrégation sur un texte de Chénier, Hélène Merlin-Kajman a publié une première saynète sur ce poème, sur sa qualification comme « représentation d’un viol », et sur les effets de l’un et de l’autre sur les lecteurs. À la suite de la publication d’une réaction par certain.e.s signataires de la pétition, Brice Tabeling a ensuite prolongé cette réflexion en s’interrogeant sur l’éthique du métadiscours que l’usage d’une telle étiquette (le fait de « voir le viol ») semble illustrer et défendre.

[2] Une fille et un garçon se sont portés volontaires, ou sentis appelés. Leur lecture fut belle, étrangement juste dans ces circonstances. Mais, inévitablement, des rires gênés, quelque peu glacés et glaçants, ont fusé. Sur cette question du rire dispathique, voir les travaux d’Hélène Merlin-Kajman et la réflexion pédagogique de Virginie Huguenin dans la rubrique « Enseignements ».

[3] Naïs est le nom donné à la figure féminine dans le poème de Chénier, « L’Oaristys », lequel poème est l’objet de la lettre citée en note 1 et de la saynète (n° 73) écrite par Hélène Merlin-Kajman à l’occasion de cette pétition.

[4] Dans Le Mariage de Figaro (acte III, scène 16), Marceline met en cause l’ordre patriarcal, en déclinant différents aspects de la domination masculine (économiques, institutionnels, moraux) : nous femmes, explique-t-elle du sort de ses concitoyennes, sommes « traitées en mineures pour nos biens, punies en majeures pour nos fautes ».

[5] Cette modalisation que suggère Hélène Merlin-Kajman dans la saynète déjà citée est précisément employée par les commentateurs de Beaumarchais (c’est par exemple le cas de Pierre Frantz, dans l’ouvrage qu’il a consacré à la trilogie aux éditions Atlande).

[6] Sur cette question, ma position diffère à la fois de celle d’Hélène Merlin-Kajman et de celle de Brice Tabeling.

[7] Le « troisième lieu », dans la dramaturgie de Beaumarchais commentée par Scherer, est une sorte de coulisse sur scène. Ce sont toutes les cachettes, les fauteuils et les cabinets en particulier, grâce auxquels les personnages se dissimulent. Ce que le spectateur en voit est alors largement déterminé par les choix du metteur en scène.

[8] Et ceux-ci pourraient être versés au dossier : on sait toute l’importance de ce thème du « fils naturel » pour le XVIIIe siècle, du côté du droit comme des Belles-Lettres (sur ce sujet, Diderot et d’autres ont précédé Beaumarchais).

 

 

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