Saynète n° 89

 

 

 

« […] Les pères se méfient de tout ce qui a un caractère créateur, ils rapetissent tout dans le monde. Les pères sont des machines à cacher la réalité, des organes qui servent des mensonges aux enfants et, ce qui est pis, ils se figurent au fond d’eux qu’ils détiennent la vérité. Les pères sont les mouches du monde. Ils sont aux aguets autour de nous et quand ils aperçoivent quelque chose qui se pourrit en nous ils s’y précipitent. Des mouches dégoûtantes qui font courir dans le monde le bruit qu’ils sont liés avec nos mères. Il n’est rien qu’ils ne puissent faire pour gâter notre liberté et nos capacités, rien qu’ils ne fassent pour protéger les villes malpropres qu’ils se sont construites. » […]

Noboru était vexé d’être exempt des germes qui infectaient les autres mais, en même temps, il tremblait en pensant que le bonheur qui lui était échu par chance avait la fragilité du verre, et que sa pureté était aussi délicate que la nouvelle lune. Grâce aux bienfaits de qui vivait-il dispensé du mal ? Son innocence avait lancé dans le monde un réseau compliqué d’antennes ; ne seraient-elles pas arrachées un jour ? Quand ce monde perdrait-il son immensité et l’enfermerait-il dans une camisole de force ? Ce jour-là, il le savait, n’était pas loin… Noboru sentait déjà un courage de fou sourdre au fond de lui.

Yukio Mishima, Le Marin rejeté par la mer, Gallimard, Collection Folio, trad. G. Renondeau, p. 143-145.

 
 

 

 

 Natacha Israël

06/10/2018

 

 

Bien qu’il s’en défende devant ses amis, le « chef » attend de son père qu’il lui indique le sens de la vie. Mais parce que celui-ci lui a fait une réponse « stupide et banale », sa haine se déchaîne dans une diatribe inversement éloquente qui fascine Noboru. Car ce dernier n’a pas de père même s’il aura bientôt un beau-père contre lequel la bande va retourner ses pulsions parricides.

Il n’y aura aucune réparation, dans le roman, du traumatisme d’être né, du sentiment de la médiocrité ni des lésions causées par le langage des pères qui échouent à guider et rassurer les garçons de treize ans. Mishima va au bout de son propos : Ryüji mourra, assassiné par des enfants. Si ce destin n’était pas accompli, le roman serait moins grandiose. Pourtant, ce n’est pas le meurtre qui confère au roman son caractère sublime, mais le traumatisme irréparé des enfants. Comme un rire dispathique ou la fin tragicomique d’un amour qu’on avait rêvé héroïque, comme la solitude sans remède ou la noirceur sans fond, feront la beauté d’autres romans. Dès lors, en fermant le livre, ne devons-nous pas tendre l’oreille à ce qui s’agite en nous et reconnaître, à pas lents, que ces enfants incapables de surmonter le goût de la trahison et de donner le temps, sa chance, à l’aîné de reformuler, ou approfondir, ou se taire n’ont pas encore appris à laisser aller ?

Celui qui parle et celui qui écoute sont deux funambules susceptibles de faire une mauvaise chute à tout instant. On l’ignore, bien sûr, à treize ans, à moins de lire Mishima. Car nous avons besoin, dès l’adolescence, de ces histoires qui finissent mal, surtout du récit des rêves déçus de pureté, d’amour et de bonne intelligence. Le livre nous abandonne comme nous laissent parfois tomber nos aînés, nos maîtres, nos présidents, nos héros. Mais, bien qu’il ne soit plus un doudou, le livre ne cesse d’être transitionnel : une fois le livre refermé, il nous revient d’œuvrer, avec une patience quasi inhumaine, à nous familiariser avec l’absence et la menace de la désorientation. Non pour dissiper complètement leur étrangeté mais pour nous défaire du sentiment d’un monde complètement barré.

C’est le travail que le « chef » et sa bande ont rejeté car Mishima a voulu que ces êtres de papier n’aient jamais lu Mishima ou l’aient lu seulement pour le prendre au mot. À ses lecteurs de chair et d’os, l’écrivain lui-même révélait sa propre blessure : ce travail du lecteur, il n’a pu le faire convenablement au cours de sa vie. Comme Noboru, Mishima a vécu « dispensé du mal » dans un monde où opéraient à son insu les malédictions d’une figure maternelle – cette grand-mère qui l’avait soustrait à ses parents et retranché des cercles d’enfants de son âge pour lui enseigner la morale des samouraïs –, dans un monde sur lequel planait la menace du retour d’un père qui n’avait rien d’un empereur ni d’un Dieu. Alors, l’écriture fut peut-être le moyen de tenter l’impossible : se défaire du sentiment de l’impossible en se transformant soi-même en titane lunaire, plus tranchant qu’un sabre. Et l’on comprend mieux, peut-être, que Mishima ait dit ne pas aimer la littérature (« un peu comme un Don Juan qui n’aimerait pas les femmes »)… Elle est comme ces beaux-pères dont la poitrine resplendit un soir sous la lune, telle un bouclier, et dont la main plonge le lendemain, à cause du soleil, dans l’eau souillée d’une fontaine publique. Impure et séduisante comme la main de l’Homme, la littérature fait toujours miroiter cette enfance dont Mishima n’a pu s’affranchir malgré l’écriture mais qu’il nous engage à civiliser, grâce à la lecture de son œuvre, pour ne pas en mourir.

 

 

 

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