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Saynète n° 82

 

 

 

ACCADEMIA NAZIONALE
DEI LINCEI
Il Presidente

Roma, 22 juin 1982
00165-Via della Lungara, 10

 

Illustre Maître Henri Michaux
c/o Editions Gallimard
5, rue Sébastien Bottin
75007 – Paris

 

Illustre Maître[1]

 

J’ai le plaisir de vous informer que l’Accademia Nazionale dei Lincei vous a attribué le Prix International « Antoine Feltrinelli » pour la poésie, pour 1982, de 100.000.000 de lires[2](moins la retenue fiscale de 25%).

La nouvelle du prix reste pour le moment réservée jusqu’à l’attribution du prix lors d’une cérémonie qui sera fixée dans le courant du prochain mois de novembre. À cette occasion, une diffusion maximum sera donnée, ainsi que par le canal de la presse, à l’attribution du Prix comme à tous les autres Prix  « Antoine Feltrinelli » décernés en 1982.

[…]

Je vous prie de bien vouloir accepter, illustre Maître, mes sentiments de satisfaction pour la haute distinction attribuée, ainsi que mes salutations les plus cordiales.

 

(Giuseppe Montalenti)

*

[…]

*

Recommandée

 

Professore Giuseppe Montalenti
Président de l’Académie Nationale dei Lincei
Rome (Italie)

 

Paris, 19 juillet 1982

 

Monsieur le Président,

 

Je vous demande d’abord d’agréer mes excuses pour ce long retard à répondre à une nouvelle aussi extraordinaire. Malade à la campagne, mes rapports avec l’extérieur étant fort diminués, elle ajoutait à mon trouble.

Apprendre par une lettre pleine de sympathie et d’égards qu’un prix de poésie vous est attribué en Italie, pays de la poésie, et par une institution aussi réputée que l’« Accademia Nazionale dei Lincei » est un événement.

Néanmoins, et je suis gêné de vous l’annoncer, je ne puis accepter ce prix qui ferait le bonheur de tout poète.

Depuis toujours j’ai refusé les prix littéraires et cette conduite est maintenant établie, sur laquelle il convient de ne pas revenir. Dois-je me justifier par des arguments ? Je dirais en simplifiant qu’un certain type d’écrit n’est pas fait pour recevoir une récompense et qu’un certain type d’homme ne doit pas paraître sous le flash.

Je ne doute pas qu’il se trouvera à l’Académie dei Lincei plus d’un membre pour me comprendre et m’excuser. Vous-même, je l’espère, Monsieur le Président.

Veuillez agréer mes déférentes salutations.

 

Henri Michaux

 

Henri Michaux, Donc c’est non, Lettres réunies, présentées et annotées par Jean-Luc Outers, Paris, Gallimard, 2016, p. 165-169.

 
 

 

 

 Hélène Merlin-Kajman

12/05/2018

 

 

 À la lettre du Président de l’Accademia Nazionale dei Lincei succèdent deux autres lettres adressées à « Illustre » Henri Michaux : toutes deux lui demandent de façon pressante de s’acquitter de procédures administratives liées à la distinction annoncée par la première, dont « une brève biographie » de « pas plus de huit feuillets dactylographiés d’environ 30 lignes chacun », « texte qui comprendra l’essentiel de votre production scientifique » et pour la « rédaction » duquel un « modèle » lui est envoyé.

Après la lettre de refus d’Henri Michaux arrive, le  31 juillet, la réponse du Président : il rassure le poète, qu’il croit rétif à recevoir la somme d’argent, en lui proposant de « refuser d’encaisser le montant du prix tout en acceptant le titre », quitte à « indiquer le bénéficiaire à qui attribuer les cent millions de lires. ». Il termine par une formule de politesse analogue à celle de sa lettre précédente. Le 12 août, Michaux répond : « Je suis surpris que ma lettre ait laissé la porte ouverte à une possibilité inattendue ». Il résume alors sa position en insistant sur son rejet de la publicité, « dans le cas présent prévue et même annoncée ». Le même jour, il écrit à son ami Jean Leymarie, directeur de la Villa Medici, pour l’informer de cette situation, ou plutôt de son point de vue sur cette situation : « malgré l’âge, je me sens redevenu face à ces très honorables messieurs, un gamin mal éduqué qui doit encore apprendre de bonnes manières… et qui ne songe qu’à se sauver au plus vite. » (p. 173)

Je ne sais comment définir l’effet que produit sur moi cet échange. D’une façon qui m’étreint, il me rend sensible de quoi je suis la contemporaine, en un sens brisé, ou plié : car plusieurs temps ici s’illustrent, dans leur contiguïté (désuète) tout autant que leur divorce (violent).   

D’un côté, il y a ce que les auteurs partagent, à de légères différences près : un code de la politesse extraordinairement précis et subtilement hiérarchisé, qui laisse se formuler des nuances infinies sans attenter aux rapports de convivialité les plus nécessaires (dans les limites de la « bonne société », bien sûr, à laquelle d’évidence Michaux et Giuseppe Montalenti appartiennent tous deux). Je le connais moi aussi, comme, je pense, toute personne de ma génération connaissait dans leur détail les codes communs et les codes propres à son milieu social. Mais à l’été 1982 où j’ai 27 ans, l’usage que j’en fais est déjà très simplifié, et va le devenir de plus en plus, internet ayant notamment tout bouleversé, tout égalisé et tout déformalisé, une déformalisation à laquelle je résiste pourtant, contre la tendance générale.

Détail, dira-t-on. Mais, à 35 ans de distance,  il me remet en mémoire tout un monde, dont nous sommes absolument séparés.

C’est l’autre côté.

Derrière l’affabilité et la déférence des représentants de l’Accademia Nazionale dei Lincei, ce qui saute aux yeux, c’est la brutalité, la grossièreté de leur  annonce ; et, face à elles, formulée sans jamais quitter le souci du lien à l’autre (que de gentillesse dans l’accueil d’un honneur qui lui fait horreur !), avec un mélange détonnant de sobriété et d’énergie, la volonté d’imprescriptible « réserve » de Michaux, la protection de son intimité, de son secret, de son art.

Les premiers appartiennent déjà au monde qui est le nôtre : monde où la valeur se mesure au poids de l’argent et s’établit par la communication, il est devenu si familier qu’on ne lui prête plus attention dans ses manifestations les plus ordinaires mais qu’on se sent condamné à l’inexistence quand elles font défaut.

Le second montre qu’il a été possible de résister. Avec une ironie parfois très amère et directe, mais le plus souvent d’une incroyable discrétion (une ironie pour soi-même, dirait-on, qui s’arrête juste avant qu’elle ne pique ou ne devienne blessante), Michaux refuse tout paraître. « Laissez-moi mourir d’abord », écrit-il en 1983. En 1976, à une prière analogue, il avait ajouté : « Du moins, que je ne finisse pas gavé de mon propre nom. »

 

[1] Les lettres de l’Accademia Nazionale dei Lincei adressées à Henri Michaux sont toutes écrites en italien. (Traduction J.-L.O.)

[2] Cette somme équivaut à 51 645 euros.

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