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Saynète n° 69

 

 

 

Ω Faut peut-être pas trop déconner là… Ils veulent en prendre plein la carafe ou quoi ? Brailler juste sous le Tas, à le narguer ? Ça pue l’orage à plein groin, ça gronde en saccade là-bas dedans, avec des bruits de toile qu’on déchire à deux mains pour faire du chiffon… Et eux, ils restent là dessous, avec l’un qui fait le yo-yo et l’autre qui ioudle ? J’aurais un char, j’aurais déjà mis les voiles – mais fissa hein, ciao, à la revoyure, vous me raconterez ? Ils me font caquer, ces cons-là, surtout mon Ergo qui file là-haut toucher les mamelons de la vache avec sa patte folle …S’il y passe, faut plus espérer aller bien loin, je vous le dis…

– Qu’est-ce qu’ils font Oroshi, à ton avis ?

– Ils cherchent l’orage. Il y a une logique de matière. Le Corroyeur est encore gorgé d’eau. Il va fonctionner comme un cumulonimbus, avec des circulations très violentes à l’intérieur du nuage et des différences de charge entre les particules d’eau glacée.

– Ça va péter ?

– Oui. Mais je comprends pas pourquoi Te veut que ça pète. La foudre va les tuer !

 

Alain Damasio, La Horde du Contrevent, Paris, Gallimard, « Folio SF », 2015, p. 444

 
 

 

 

Mathilde Faugère

14/10/2017

 

 

Le Ω, celui qui pense, parle et s’inquiète, c’est Golgoth, le chef de la horde, de la dernière horde, le groupe des personnages chargés, depuis l’enfance, d’accomplir l’épopée pour le reste du monde, pour les planqués, d’aller jusqu’au bout du monde. Golgoth, c’est l’épopée personnifiée, le héros plus grand que nature, et donc fou. C’est ce qui lui permet de passer là où personne ne passe, de marcher là où il n’y a plus de terre, mais il reste fou, d’une folie invivable, cela ne sera pas gommé.

Dans ce passage pourtant, à l’abri, il s’inquiète des autres : d’Erg, de Te, de ceux qui sont dans le combat contre le Corroyeur et dans l’orage à venir. Le vent souffle et il s’inquiète de ce danger, de la mort possible, puis interroge Oroshi, celle qui est censée savoir mais qui, comme lui, hors de la tempête, ignore en réalité ce qui va venir. Pas d’action pour ces personnages, pas d’opposition, pas de conflit entre leurs façons d’être, pas de scène à proprement parler. Non, la scène, ils la regardent, nous la regardons avec eux, ils nous l’expliquent un peu et partagent avec nous leur ignorance.

Dans ces lignes précisément donc, ce qui se joue, ce n’est pas la résolution du combat, c’est plutôt le mouvement des différences, des incompréhensions dans le groupe et, toujours, le jeu avec l’épopée, mise à distance. Le héros est collectif, la horde est condamnée à avancer ensemble et à se déchirer, et chacun de ses membres à louvoyer avec les autres et pour le moment les membres moteurs sont à terre et regardent les airs. Ils attendent, et se mettent à la place de. Tout en sachant qu’ils ne peuvent pas, et qu’ils ne comprennent même pas.

D’ailleurs la différence – à soi-même, aux autres, dans le collectif – on la voit bien dans ce petit coin d’attente : on l’entend dans la voix des personnages, dans la truculence des pensées de Golgoth qui se transforme en laconisme et qui se met à écouter la précision de celle d’Oroshi. Différence des personnages à eux-mêmes, à ce qu’ils devraient être : Golgoth qui, au lieu d’agir, s’inquiète, Oroshi qui, savante, finalement n’en sait rien et ne fait que reprendre les mots de Golgoth, « pouquoi Te veut que ça pète ». Ils se rejoignent là. Dans leur incompréhension de ce que font les autres, de ce qui les motive à un moment donné, et aussi, malgré tout, dans leur confiance. Car à aucun moment ici, ils ne pensent à une erreur.

Et puis, dans d’autres passages, ils n’auront pas confiance, ils se tueront, se tortureront les uns les autres. Et nous avec. Et nous, un peu comme eux. Mais, pour le moment, maintenant, ça va.



 

 

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