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Saynète n° 67

 

 

 

Je fis et refis vingt lettres dans ma tête.

J’avais eu affaire à une fille semblable à toutes les filles entretenues, je l’avais beaucoup trop poétisée, elle m’avait traité en écolier, en employant, pour me tromper, une ruse d’une simplicité insultante, c’était clair. Mon amour-propre prit alors le dessus. Il fallait quitter cette femme sans lui donner la satisfaction de savoir ce que cette rupture me faisait souffrir, et voici ce que je lui écrivis de mon écriture la plus élégante, et des larmes de rage et de douleur dans les yeux :

« Ma chère Marguerite, J’espère que votre indisposition d’hier aura été peu de chose. J’ai été, à onze heures du soir, demander de vos nouvelles, et l’on m’a répondu que vous n’étiez pas rentrée. M. De G... a été plus heureux que moi, car il s’est présenté quelques instants après, et à quatre heures du matin il était encore chez vous. Pardonnez-moi les quelques heures ennuyeuses que je vous ai fait passer, et soyez sûre que je n’oublierai jamais les moments heureux que je vous dois. Je serais bien allé savoir de vos nouvelles aujourd’hui, mais je compte retourner près de mon père. Adieu, ma chère Marguerite ; je ne suis ni assez riche pour vous aimer comme je le voudrais, ni assez pauvre pour vous aimer comme vous le voudriez. Oublions donc, vous, un nom qui doit vous être à peu près indifférent, moi, un bonheur qui me devient impossible. Je vous renvoie votre clef, qui ne m’a jamais servi et qui pourra vous être utile, si vous êtes souvent malade comme vous l’étiez hier ».

Je lus et relus dix fois cette lettre, et l’idée qu’elle ferait de la peine à Marguerite me calma un peu. J’essayai de m’enhardir dans les sentiments qu’elle affectait, et quand, à huit heures, mon domestique entra chez moi, je la lui remis pour qu’il la portât tout de suite.

(…)

Tout le temps que mon domestique resta dehors, je fus dans une agitation extrême. Tantôt me rappelant comment Marguerite s’était donnée à moi, je me demandais de quel droit je lui écrivais une lettre impertinente, quand elle pouvait me répondre que ce n’était pas M. De G... qui me trompait, mais moi qui trompais M. De G... ; raisonnement qui permet à bien des femmes d’avoir plusieurs amants. Tantôt, me rappelant les serments de cette fille, je voulais me convaincre que ma lettre était trop douce encore et qu’il n’y avait pas d’expressions assez fortes pour flétrir une femme qui se riait d’un amour aussi sincère que le mien.

Puis, je me disais que j’aurais mieux fait de ne pas lui écrire, d’aller chez elle dans la journée, et que, de cette façon, j’aurais joui des larmes que je lui aurais fait répandre.

Enfin, je me demandais ce qu’elle allait me répondre, déjà prêt à croire l’excuse qu’elle me donnerait.

(…)

Plus l’heure à laquelle il était vraisemblable qu’elle me répondît approchait, plus je regrettais d’avoir écrit.

Dix heures, onze heures, midi sonnèrent.

A midi, je fus au moment d’aller au rendez-vous, comme si rien ne s’était passé. Enfin, je ne savais qu’imaginer pour sortir du cercle de fer qui m’étreignait.

 Alexandre Dumas fils, La Dame aux Camélias, Paris, Gallimard, « Folio classique », p. 159-163.

 
 

 

 

Brice Tabeling

17/06/2017

 

J’aurais aimé connaître cette scène beaucoup plus tôt. J’aurais aimé qu’on me la lise enfant, j’aurais aimé la découvrir adolescent, j’aurais aimé la savoir par cœur pour mon premier amour, et les suivants, et m’épargner ainsi ces « cercles de fer » qui, trop souvent, m’ont étreint.

Car l’envoi de lettres amoureuses (ou d’e-mails), pleines de peine et d’amertume, cinglantes et désinvoltes, d’autant plus cinglantes que désinvoltes (et d’autant plus ridicules), j’ai pratiqué. Et le tourbillon de regrets qui suit, et les hésitations, et les mouvements désespérés, et les journées affolées, et les initiatives absurdes pour se faire pardonner ou en remettre une couche.

Un jour, j’ai traversé l’Altantique pour me faire pardonner un e-mail.

Mais voilà, je n’ai découvert cette scène qu’hier. J’en veux à la terre entière – et au Ciel ! – de ne pas m’avoir permis de rencontrer ce livre plus tôt. Je suis convaincu que j’aurais évité bien des douleurs (aux autres comme à moi) si l’on m’avait dit qu’un bout, essentiel et répété, de mon existence était ainsi écrit (annoncé) quelque part.

Cette conviction, je ne sais d’où elle vient. Je ne crois pas prêter une exemplarité négative au récit, celle par laquelle les écrivains des siècles passés, dont Alexandre Dumas fils d’ailleurs, justifiaient l’évocation de vies « débauchées ». Ou alors il faudrait redéfinir le terme d’« exemplarité » et préciser celui de récit. Il faudrait surtout qu’on me dise à qui – voire à quoi – s’applique « l’exemple » car si j’en suis le bénéficiaire (ou, du moins, si j'avais pu l’être), il m’est difficile de dire qui est (ou ce qu’est) ce « moi » que, par hypothèse, le texte engagerait dans sa représentation.

Ainsi, il ne m’est pas indifférent que les journées de « cercle de fer » du narrateur – Armand Duval – trouvent, après avoir frôlé la catastrophe, une issue heureuse : Marguerite Gauthier, la dame aux camélias, lui pardonne. Or, ce serait là où l’application devrait ne plus fonctionner, où, pour moi, l’exemplarité ne devrait plus être exemplaire, puisque ce qui me rend mes « cercles de fer » indélébiles, c’est justement leur fin catastrophique.

Surtout, je suis incapable de dire où je me situe dans ce passage. Est-il nécessaire de le préciser ? Je n’ai pas lu ce texte : je m’y suis entièrement effacé. C’était hier et, pour un moment, tout a disparu : il n’y avait plus de lecteur, plus de livre, les divisions du temps (mon passé, le présent de la lecture, le pressentiment de l’avenir) s’étaient évanouies, et avec elles, les contours de mon identité.

Etais-je devenu Armand ? Sûrement, et avec lui, je trouvais ma lettre trop douce, avec lui, déjà, je m’apprêtais à croire aux excuses de Marguerite. Mais Armand est-il vraiment lui-même dans ce passage ? Il me semble que non (en vérité, je sais bien que non) : comme un chat face au danger, il est entièrement happé par l’objet de ses peurs. Ses moindres mouvements et ses moindres pensées sont la conséquence directe de ceux qu’ils prêtent à Marguerite. C’est au rythme des hypothèses microscopiques qu’il fait au sujet de ses réactions à la lecture de la lettre qu’il court, qu’il pleure, qu’il s’agace ou qu’il défend piteusement sa dignité. Il est davantage, à ce moment-là de sa fièvre amoureuse, l’objet aimé que celui qui aime. Il est davantage celle qui lit la lettre (et qui peut-être pleure, et qui peut-être se moque) que celui qui l’a écrite. Comme moi, il est égaré quelque part des deux côtés de la page.

Et, pourtant, de ce vertige d’où il ne subsiste rien des contours de ma subjectivité et du temps, je suis convaincu que j’avais quelque chose à apprendre. Nulle morale : le texte, comme la vie, est clair sur ce point : les arguments moraux ne sont, dans ces moments-là, qu’un signe parmi d’autres, susceptibles de mille retournements, de la gesticulation désespérée de l’être ; mais peut-être, tout de même, cette leçon, qui ne suppose nulle historicité trop linéaire, qui sait circuler entre les subjectivités, la leçon que m’aurait donnée l’expérience.

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