Saynète n° 52

 

 

 

Après les cérémonies du Baptême toute la compagnie revint au Palais du Roi, où il y avait un grand festin pour les Fées. On mit devant chacune d’elles un couvert magnifique, avec un étui d’or massif, où il y avait une cuiller, une fourchette, et un couteau de fin or, garni de diamants et de rubis. Mais comme chacun prenait sa place à table, on vit entrer une vieille Fée qu’on n’avait point priée parce qu’il y avait plus de cinquante ans qu’elle n’était sortie d’une Tour et qu’on la croyait morte, ou enchantée. La Roi lui fit donner un couvert, mais il n’y eut pas moyen de lui donner un étui d’or massif, comme aux autres, parce que l’on n’en avait fait faire que sept pour les sept Fées. La vieille crut qu’on la méprisait, et grommela quelques menaces entre ses dents. […] Le rang de la vieille Fée étant venu, elle dit, en branlant la tête encore plus de dépit que de vieillesse, que la Princesse se percerait la main d’un fuseau, et qu’elle en mourrait.

Charles Perrault, « La Belle au bois dormant », dans Contes, coll. « Folio », Éditions Gallimard, 1981, p. 131-132.

 


Lise Forment

12/11/2016

 

Je me souviens qu’enfant, il m’arrivait souvent de compatir aux malheurs des méchants. C’est, je crois, d’une grande banalité. Ici, malgré le mauvais sort, malgré le fuseau qui pique et fige dans un sommeil de mort, je ne peux m’empêcher d’avoir pitié de cette vieille Fée. Abandonnée de tous, livrée à la solitude de sa Tour, dépitée d’être exclue de la fête – qu’on lui donne finalement un couvert ne guérit en rien, à ses yeux comme aux miens, l’offense infligée.

Le moderne et mondain Perrault n’est pas tendre, généralement, à l’égard des Anciens : un père incestueux, d’infâmes marâtres, un vieux mari assassin… la galerie des portraits fait froid dans le dos. À vrai dire, je ne suis jamais tentée de me faire l’avocate de ces diables-là. Mais la vieille Fée – la blessure de la vieille Fée qui s’avance « en branlant la tête encore plus de dépit que de vieillesse » –, il me semble que le conteur, étonnamment, nous invite à la considérer.

Perrault évoque ici une autre civilité que celle de ses moralités. Cette civilité ne se résume pas à la « bonne grâce » qu’on peut admirer et vouloir imiter chez nos contemporains, elle n’est pas non plus un simple instrument de notre « avancement » futur, comme dans Cendrillon. Cette civilité réclame de se souvenir des vieilles Fées. Elle repose, de manière assez évidente, sur la solidité des liens qui nous unissent aux générations précédentes. Plus curieusement : elle ne semble pouvoir s’accomplir que dans la mémoire de leur complexité, dans la conscience de leurs bénéfices et de leur dangerosité. S’il faut rester civil avec la vieille Fée, diront certains, c’est par déférence, par respect vis-à-vis de nos aînés. Peut-être… Mais n’est-ce pas aussi pour conjurer les risques que ces filiations nous font parfois encourir – surtout quand on les nie ?

On se souvient qu’à la vieille Fée dépitée succède, dans La Belle au bois dormant, une « bonne Vieille », isolée elle aussi dans les hauteurs d’un donjon, coupée de la vie de la cité : elle est « seule à filer sa quenouille » et ignore les derniers édits royaux. Celle-ci, « bien embarrassée » du drame qu’elle provoque, n’est pas mauvaise, mais c’est bien de sa retraite, de son retrait du politique, que naît la catastrophe.

On oublie souvent, en revanche, que sévit dans ce même conte une belle-mère Ogresse, qui rêve de dévorer sa bru et ses petits-enfants. En commentant le happy end, la moralité de Perrault (« on ne perd rien pour attendre ») ignore mystérieusement – et superbement – ce dernier épisode de La Belle au bois dormant, au point qu’on se demande quelle application le lecteur pourrait bien tirer de « l’horrible spectacle » final. Au grand festin de la première partie, répond en effet un ultime repas, où l’Ogresse – de dépit elle aussi – « se je[tte] elle-même la tête la première dans la cuve » destinée à ses victimes : la voilà « dévorée en un instant par les vilaines bêtes », crapauds et serpents de toutes sortes, « qu’elle y avait fait mettre ». En un instant, le deuil du Prince, son fils, est surmonté : à peine « fâché », très vite consolé. En un instant, le lecteur oublie que ce personnage à l’empathie fragile est lui-même Ogre, que sa civilité n’est peut-être que feinte, que la Belle éveillée et ses enfants courent sans doute d’autres dangers…

Oubli, défaut d’attention, absence de compassion : on peut tout perdre sans se retourner.

 

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