Saynète n° 51

 

 

 

Tout cet été-là, Jack se fit conteur pour Aliena. Ils se retrouvaient le dimanche, d’abord de temps en temps, puis régulièrement, dans la clairière, auprès de la petite cascade. Il lui parlait de Charlemagne et de ses chevaliers, de Guillaume d’Orange et des Sarrasins. Quand il racontait, Jack était totalement absorbé par ses récits. Aliena aimait voir les expressions se succéder sur son visage. Il s’indignait en parlant d’injustice, la traîtrise le consternait, il vibrait en évoquant la bravoure d’un chevalier et une mort héroïque l’émouvait aux larmes ; et ses émotions étaient très contagieuses, si bien qu’elle aussi en était toute remuée. […]

Un dimanche, pour changer, Aliena à son tour lut à Jack le roman d’Alexandre. Contrairement au poème que disait le jeune homme, plein d’intrigues, de hautes politiques et de soudains trépas au combat, le roman d’Aliena évoquait des histoires d’amour et de magie. Jack se passionna pour le genre nouveau et, le dimanche suivant, il se lança dans un récit de son invention, inspiré du même style. C’était une chaude journée de la fin d’août. […] Dans la forêt tranquille, silencieuse, on n’entendait que le ruissellement de la cascade et les intonations variées de la voix de Jack. Le récit commençait de façon conventionnelle par la description d’un brave chevalier, grand et fort […]. Mais le chevalier ayant été tué, le récit se concentra sur son écuyer, un brave jeune homme de dix-sept ans sans le sou, désespérément amoureux de la fille du roi, une belle princesse inaccessible. L’écuyer fit le vœu d’accomplir la tâche donc on avait chargé son maître, bien qu’il fût jeune, inexpérimenté et ne possédât qu’un poney pie et un arc.

[…]. Aliena fut plus captivée par le personnage de l’écuyer qu’elle ne l’avait été par celui du maître. Elle craignait pour lui quand il s’aventurait en territoire ennemi, sursautait dès que l’épée d’un géant le menaçait et soupirait lorsqu’il s’allongeait pour prendre du repos en rêvant à la princesse lointaine.

Pour finir, à la stupéfaction de toute la cour, il rapportait la vigne productrice de rubis. « Mais l’écuyer ne se souciait guère, dit Jack avec un petit geste méprisant, de tous ces barons et de tous ces comtes. Il ne s’intéressait qu’à une personne. Cette nuit-là, il se glissa dans sa chambre, arriva auprès du lit et contempla le visage de sa bien-aimée. […] L’écuyer lui prit doucement la main ». Jack, pour mimer l’histoire, prit la main d’Aliena et la serra dans les siennes. « Il lui dit “Je vous aime tendrement” et l’embrassa sur les lèvres ». Jack se pencha et embrassa Aliena. Il reprit aussitôt son récit. « La princesse s’endormit […]. Le lendemain, l’écuyer demanda au roi la main de la princesse, en récompense de ses loyaux services et du succès de sa mission. Le roi refusa. L’écuyer avait le cœur brisé. Les courtisans rirent beaucoup de lui. Le jour même, l’écuyer quitta le pays, monté sur son poney pie. Mais il fit le vœu qu’un jour il reviendrait et que ce jour-là, il épouserait la belle princesse ». Jack s’arrêta et lâcha la main d’Aliena.

« Et alors ? questionna Aliena impatiemment.

— Je ne sais pas, répondit Jack. Je n’y ai pas encore réfléchi ».

Ken Follett, Les Piliers de la Terre, Le Livre de Poche, 1990, p. 596 (The Pillars of the Earth, 1989).

 


Virginie Huguenin

29/10/2016

 

Rien de virtuose ici, rien d’original non plus. On pourrait même relever quelques maladresses de style dans cet extrait où le narrateur accumule les lieux communs. Dans un récit cadre, au cœur d’une forêt aux allures shakespeariennes, un jeune homme désargenté, Jack, tombe amoureux d’une jeune fille noble, Aliena. Dans le récit enchâssé que forme l’histoire qu’il lui conte, un écuyer « sans le sou » tombe amoureux d’une princesse. En amont de ces histoires, quelques noms légendaires, à commencer par celui de Charlemagne que nous connaissons tous.

Que nous connaissons tous : là réside la force de ce texte.

Cette histoire nous est familière. Elle nous rappelle les contes qu’enfants nous lisions et relisions. C’est une des raisons pour laquelle je l’aime. Je m’y sens bien. Le narrateur me fait signe, m’accueille, et fictivement, j’ai à mes côtés une communauté de lecteurs embarqués comme je le suis dans cette expérience de lecture et de mémoire communes. Mais le texte ne me laisse pas tranquille pour autant car si sa simplicité dessine un espace mémoriel hospitalier, il contient aussi la promesse d’un avenir heureux trop incertain. Ce n’est pas parce que la traversée est connue qu’elle me laisse indifférente : j’embarque mais j’embarque vraiment, à mon plaisir naïf se mêlent mes peurs et mes indignations.

Car dans l’espace transitionnel qu’ouvre le texte, j’entre dans la peau d’Aliena. Lectrice fébrile, il me tarde comme elle de connaître la suite des amours de l’écuyer et de la princesse. Leur différence de qualité aura-t-elle raison de leur amour naissant ? L’histoire ne le dit pas et même, envisage le pire. L’écuyer est humilié. La princesse s’est endormie. Jack, quant à lui, a besoin de réfléchir. Et moi alors ? Et nous alors ? Que faire ? Comment agir ?

Je suis alerte, debout, très impatiente et ma pensée dérive, en dedans et en dehors de la fiction. Faire en sorte que l’écuyer épouse la princesse ? Devenir la princesse et l’épouser moi-même ? Épouser, encore et toujours « épouser » : princesse ou spectatrice, je peux sans doute mieux faire. Je peux agir ailleurs et autrement, rêver avec mes élèves d’un destin peu ordinaire parce qu’il sera le leur, avec ou sans couronne. Traverser à leurs côtés des contrées grises pour qu’on y trouve ensemble, malgré nos différences, un semblant de beauté. Les écouter me dire qu’ils en ont assez des chevaliers de Chrétien de Troyes, des animaux de La Fontaine et de la fille de Madame de Sévigné. Rester émerveillée de la beauté du ciel à 7h40 en été, à Tremblay.

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