Saynète n° 23

 

 

PHILINTE
Qu'est-ce donc? Qu'avez-vous?

ALCESTE
Laissez-moi, je vous prie.

PHILINTE
Mais encor dites-moi quelle bizarrerie...

ALCESTE
Laissez-moi là, vous dis-je, et courez vous cacher.

PHILINTE
Mais on entend les gens, au moins, sans se fâcher.

ALCESTE
Moi, je veux me fâcher, et ne veux point entendre.

PHILINTE
Dans vos brusques chagrins je ne puis vous comprendre;
Et quoique amis enfin, je suis tout des premiers...

ALCESTE
Moi, votre ami? Rayez cela de vos papiers.
J'ai fait jusques ici profession de l'être;
Mais après ce qu'en vous je viens de voir paraître,
Je vous déclare net que je ne le suis plus,
Et ne veux nulle place en des coeurs corrompus.

PHILINTE
Je suis, donc, bien coupable, Alceste, à votre compte?

ALCESTE
Allez, vous devriez mourir de pure honte;
Une telle action ne saurait s'excuser,
Et tout homme d'honneur s'en doit scandaliser.
Je vous vois accabler un homme de caresses,
Et témoigner pour lui les dernières tendresses;
De protestations, d'offres, et de serments,
Vous chargez la fureur de vos embrassements:
Et quand je vous demande après quel est cet homme,
À peine pouvez-vous dire comme il se nomme,
Votre chaleur pour lui tombe en vous séparant,
Et vous me le traitez, à moi, d'indifférent.
Morbleu! c'est une chose indigne, lâche, infâme,
De s'abaisser ainsi jusqu'à trahir son âme;
Et si, par un malheur, j'en avais fait autant,
Je m'irais, de regret, pendre tout à l'instant.

PHILINTE
Je ne vois pas, pour moi, que le cas soit pendable,
Et je vous supplierai d'avoir pour agréable
Que je me fasse un peu grâce sur votre arrêt,
Et ne me pende pas pour cela, s'il vous plaît.

Molière, Le Misanthrope, I, 1, v. 1-32 


 
 


Brice Tabeling

19/09/2015

Lever de rideau. Un homme traverse la scène suivi, quelques instants plus tard, par un autre qui prononce les premiers mots de la pièce : « Qu’est-ce donc ? Qu’avez-vous ? » S’agit-il tout à fait des premiers mots ? En fait, on le découvre très vite, d’autres mots les ont précédés qui sont ceux par lesquels, véritablement, la comédie démarre ; Philinte a témoigné à l’égard d’un personnage qui restera anonyme « des dernières tendresses », personnage qu’il a été par la suite incapable de nommer.

C’est l’événement premier du Misanthrope et, en général, il est occulté par le dialogue qui suit et la grande alternative, l’alternative morale majeure, qui commence à s’y jouer : Alceste est-il un personnage ridicule et chimérique, aveugle aux nécessités du monde, ou bien est-il un « homme de bien » jeté sur une scène sociale hypocrite, combattant malheureux au service de la vérité ?

Aucune de ces deux lectures ne m’a jamais satisfait. Pire : elles tendent à gâcher mon plaisir de lecteur. Peu importent les raisons et les nuances qu’on a pu y apporter, j’ai toujours voulu objecter. Non, Alceste n’est pas ridicule. Non, il n’est pas héroïque.

C’est qu’au fond, pour moi, Alceste n’existe pas. Il n’a pas de consistance propre, en dehors de la position qu’il occupe au sein d’une relation, d’une série de relations, position qu’à la limite, je pourrais également occuper. Ces relations, telles que Molière les met en scène, dégagent les personnages de tout jugement moral. Donc, pourquoi (et comment) dire le bien ou le mal des purs effets d’une mécanique relationnelle ?

D’où l’importance de ce tout premier événement. Je fais l’hypothèse qu’il s’est passé quelque chose et qu’il n’appartient à personne de dire si c’est une broutille ou non. Philinte a déçu Alceste. Il l’a fait d’une manière très banale : il a joué la comédie de l’amitié en présence de son ami. Peut-être avait-il de bonnes raisons pour agir ainsi (les convenances, la civilité), peut-être a-t-il été pris au piège d’une situation impossible et pourtant courante (dénigrer quelqu’un puis le croiser). Ce qui est sûr, c’est qu’Alceste a été blessé. Peut-être est-il trop sensible, peut-être traverse-t-il une période difficile. Peu importe : la douleur est là, si grande qu’il prend la fuite ; il ne fait pas de doute que Philinte en est responsable.

Est-il coupable ? Ce sera l’accusation d’Alceste mais elle n’apparaîtra qu’au sein de la dispute, c’est-à-dire alors que la blessure affective a déjà eu lieu et qu’elle cherche à s’inscrire dans la parole (par des procès d’intention, des « plaisanteries de mauvaise grâce », voire à travers une critique radicale de la société). Il me semble, par contre, que la responsabilité de Philinte n’est contestée par aucun des personnages : même l’ignorance initiale affectée par ce dernier est un argument de la dispute, manière d’atténuer l’événement mais non pas de le nier. Si Philinte poursuit Alceste, c’est que, pour le moins, il se doute que quelque chose ne va pas et qu’il a quelque chose à rattraper.

La dureté des propos d’Alceste, je la rapporte entièrement à cette déception initiale, à cette blessure affective qui précède le lever de rideau. Je ne lui accorde aucun privilège ontologique. La souplesse de ceux de Philinte, je ne lui confère aucune valeur morale, aucun projet civil. Quand je considère sa dernière réplique (« je ne vois pour moi… »), j’admire l’élégance des tournures, la finesse de la raillerie, le jeu virtuose de recul et d’adoucissement de la signification mais je reconnais aussi ce qu’elle a de prédéterminée par la situation (Philinte condamné à l’élégance et à la prudence face à la plaie vive d’Alceste) et de dramatique dans ces effets (minorer l’importance d’une douleur dont on est responsable et, par là, l’aiguiser).

Alceste et Philinte ne sont pas, à ce moment-là de la pièce, des personnages mais deux points au sein d’une géométrie affective dans laquelle j’ai pleinement ma place, autrement dit dans laquelle, que ce soit comme ami trahi ou ami trahissant, des bouts de mon existence ne cessent de s’inscrire. C’est à ce niveau textuel seulement que j’accorde une valeur éthique : l’écriture dramatique de Molière me laisse la possibilité d’hésiter – le long de la relation entre Philinte et Alceste, elle me permet civilement de transiter.

 

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