Sablier n° 10.13

 

Ce qui nous arrive  n°13
 

Hélène Merlin-Kajman

05/06/2021

 

Parfois c’est quelque chose de très bref et très poignant. Simplement passe dans ma tête comme un flash, une sensation ou une perception à la vitesse de la lumière qui me suspend et me fait battre le cœur. Alerte, alerte, ça, tu ne l’aurais jamais vu il y a cinquante ans.

*

Lorsque j’étais enfant je mangeais en cachette le bout noir des allumettes. J’aimais la consistance et le goût du souffre brûlé. Je ne sais pas si c’était dangereux. Je n’avais pas le droit de le faire, mais quand j’étais surprise, on me grondait et on riait.

C’était une époque sans briquet. L’enfance était enfermée, avec des zones de liberté qui avaient la couleur de l’abandon.

*

Ce souvenir est venu à ma rencontre comme dans les autos tamponneuses. Mais là où lui, il était, rien ne pouvait plus le tamponner, je crois. Rien.

*

C’est en milieu de journée, il fait beau, je sors du métro à République, « Répu » disent les plus jeunes qui abrègent tout comme pour donner aux lieux et aux objets des surnoms affectueux et goguenards. Je débouche sur la place, au centre, et je me hâte pour rentrer chez moi.

Je fais ce parcours depuis près de quarante ans. Seule la place a changé, et le nom de la sortie, mais pas l’emplacement de la bouche de métro ni l’endroit où je traverse la chaussée. Avant, il n’y avait pas de feu, il fallait de la vigilance et de la précision pour traverser sans se faire renverser. Mais je suis parisienne, on ne me la faisait pas. Maintenant, il y a des feux, décalés. C’est à ça qu’il est compliqué de se faire.

*

Avant que je ne le voie, il y a comme une odeur de fumée - non, une odeur de souffre plutôt, qui flotte dans l’air, très inhabituelle. Et à terre, des myriades d’allumettes au bout noir.

Je m’apprête à traverser quand je le vois, assis sur une sorte de borne en pierre.

Il est noir, il a le regard dans le vide, une grosse boîte d’allumettes ouverte entre les mains. Et, une à une, il grille les allumettes. Lentement, compulsivement. Absorbé dans son geste, et une à une les allumettes s’envolent, légères, brûlées, éteintes, fumantes un bref moment.

Pendant quelques minutes, j’entre dans l’orbite de son geste, dans son cercle : autour de moi, m’enveloppant, l’odeur des allumettes qu’il gratte et enflamme, et les allumettes à terre, partout. Quelques pas dedans hâtifs, cœur serré, tandis qu’il continue sans rien voir.

Et une question, à la vitesse de la lumière, intersidérale : qu’est-ce donc, là, quelle scène, quelles fumées étaient-ce, qu’un bref moment j’ai traversées sans savoir ?

 

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