Sablier n° 10.9

 

Ce qui nous arrive  n°9
 

Hélène Merlin-Kajman

03/04/2021

 

Dans la petite enfance « nous » est à peine plus grand que la famille.

A l’époque de la mienne les crèches n’existaient pas et la maternelle à peine.

 

Je déambule dans Paris,

déambuler n’est pas le mot, je marche d’un point à un autre sous mon masque pour éviter les transports publics,

telle qu’elle est sous mes pas, ma ville est bien ma ville d’enfance malgré tous ses changements, je pourrais en faire la liste si je voulais, mais

c’est plus fort que moi je pense à la ville d’avant moi malgré les différences, Paris occupé,

Paris sous l’Occupation,

et les différences me brûlent d’autant.

 

Ma mère disait, si tu crois que c’était drôle d’avoir vingt ans au début de la guerre,

la guerre, un coup d’arrêt à sa jeunesse,

et sa phrase souvent entendue jette un écho qui m’obsède et m’étreint

c’est sur la jeunesse qu’est soudain tombé ce temps tétanisé

 

je converse avec mes parents qui se sont rencontrés un jour de bombardement en s’abritant au Bois de Boulogne,

je leur explique comment l’insouciance a attrapé le covid,

je leur présente Paris sous ses masques, j’essaie d’imaginer leurs réactions,

je réconforte mon père né en 1909 qui a peur pour lui et pour nous

d’ailleurs il est parti à la campagne et fait de longues promenades à pied ou à cheval pour tromper son angoisse,

non, les chevaux n’ont pas le covid, papa, tu as raison de passer de longues heures à les monter en forêt,

et je me fâche contre ma mère qui ne veut entendre parler ni de masque, ni de vaccin, et qui peut-être serait déjà morte si elle ne l’était pas depuis bientôt trois ans déjà

ouf maman cette dispute-là nous ne l’aurons pas tu ne me diras pas tes absurdités sur les vieux qui mourront plus vite toi comprise et que c’est beaucoup mieux comme ça

tant pis s’ils sont seuls et tant pis pour les toilettes mortuaires ça me convient vous serez plus vite débarrassés

Papa tu ne me téléphoneras pas plusieurs fois par jour pour me demander si je sors bien avec du gel hydroalcoolique et me recommander de porter deux masques plutôt qu’un, ce que je fais sans ton conseil,

tu es mort depuis si longtemps que c’est plus difficile de m’imaginer en train de te parler par skype ou par zoom.

 

Mes parents à qui je parle en marchant dans Paris sont un peu abstraits mais s’intéressent aux nouvelles que je leur donne,

voila que mon confinement les fait sortir de leur propre confinement de morts,

le coronavirus les a jetés au-devant de moi dans Paris comme s’ils avaient pour de bon affaire à lui à travers moi.

 

De quoi est fait ce nous qui m’habite souterrainement,

les morts ne sont pas des spectres mais des présences abasourdies qui n’auront plus jamais le temps de s’y faire,

il n’y a que chacun de nous pour chacun d’eux qui peut le leur expliquer à voix basse,

enfin, expliquer ce qu’il comprend,

Moi c’est quand je marche dans ma ville avec mon masque, un spectre pleine de ces voix.

 

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