Sablier n° 5.5.

 

Gestes n°5
 

Carole Atem

04/05/2020

 

Parmi les gestes que le confinement a rendus plus rares dans mon quotidien, il y a les kata, ces mouvements ancestraux de la tradition martiale japonaise. Depuis que le dojo a fermé ses portes, avec l’injonction fatidique (« Entraînez-vous à la maison ! »), l’indulgente élasticité des tatami cède la place à la fermeté sans concession d’un sol nu et sonore. Avec un instinct presque animal, je retrouve la sensation familière des attaques, blocages, esquives et déplacements exécutés à même la terre fraîche, mes orteils légèrement recourbés, plantés dans la matière caillouteuse et riche qui me propulse inlassablement, jusqu'à la fin de mon enchaînement. Ce soutien infaillible de la terre, cette vitalité insufflée à mon corps traversé d’énergie tellurique, c’est peut-être une clé de l’émotion qui me pousse vers le karaté.

Je rêve souvent, et aux moments les plus incongrus, à ces kata. Je m’interroge sur le pouvoir thérapeutique qu’ils exercent sur mon esprit. D’où vient ce bonheur ineffable que j’éprouve à répéter ces gestes d’autrefois, transmis de sensei à sensei dans une chaîne ininterrompue ? De quelle source lointaine jaillit cette paix, lorsque bras, mains, jambes et regards empruntent un sillage centenaire pour tracer, au creux de l’air, des formes dont l’origine remonte parfois au XVIIe siècle ? Quel est ce miracle qui se produit chaque fois que, de la pureté d’un geste simple, surgit en moi le sentiment d’une évidence rassurante ?

Dans l’abri silencieux de ma pensée, je suis libre de visualiser, immobile, ces mouvements séculaires qui mettent un baume sur mon imaginaire agité. Comme de vieux amis, ils m’enrichissent par leurs élégances, leurs aspérités, leurs résistances. Ils sont un antidote à ma gesticulation. Avec leurs traits immuables et leur sens toujours nouveau, ils portent en eux la poésie puissante des formes fixes.

À la question amusée (« Pour qui sont ces coups ? ») qui revient pendant l’entraînement quand, sur mes gestes allumés d’une fougue martiale plane vaguement l’ombre d’un karaté de rue, je ne réponds jamais que par l’humour. La vérité, il me semble que tous les pratiquants la gardent dans leur cœur. Face aux départs, face aux au revoir, face aux attaques de la vie qui vous courbent un soir, ces gestes sont une riposte. Ils sont l’héritage d’une dignité et un espoir d’équilibre, dans une confrontation à soi-même qui est déjà, au fond, une victoire.

 

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