Sablier n° 4.4.

 

Téléphone n°4
 


Augustin Leroy

27/04/2020

 

C’est Rabah Mehdaoui, un diabétique poète des caniveaux pour qui j’éprouve une inexplicable tendresse, un homme de soixante ans habitué à donner des poèmes dans la rue pour gagner son pain, bedonnant, sourcil froncé, l’œil colérique et la bouche rieuse, qui me raconte cette histoire : 

  - Bah au début, mon téléphone portable, je l’ai passé à la Javel…

  - …

- Après il marchait plus, alors un copain m’en a filé un autre dans la boite aux lettres. Mais là, c’était la puce, la petite carte là, qui rentrait pas bien. Alors j’ai pris un ciseau et je l’ai coupée. 

  - …

 Je dissimule mal mon rire, il le voit et prend un air scandalisé. Il me fait penser à ma grand-mère, en un peu plus fou, un peu plus pauvre, un peu plus seul. Elle aussi doit apprendre à faire de son téléphone le cœur de ses relations aux autres. Epuisant.

 « Je l’ai passé à la Javel … ». Peut-être on trouvera ces mots un jour dans un musée virtuel en trois dimensions où un téléphone à clapet aura la même valeur archéologique qu’une tablette de cire ou un morceau d’écorce. On se demandera, pourquoi la Javel ? La carte Sim coupée ? On imaginera bien pourquoi un homme d’un grand âge pouvait éprouver des difficultés à comprendre le fonctionnement des nouvelles technologies. Mais pourquoi diable en venir à ce geste si radical, le détergent, la cisaille ? Pourquoi ne pas avoir demandé à un ami d’une autre génération comment changer une carte Sim trop grande ?

Fébrilité, folie, à l’idée d’une machine inanimée qui véhicule du vivant : virus, voix, nouvelle bonne ou mauvaise, urgence, un petit mot, ça va, ça va, parler de rien mais parler quand même, comme ma grand-mère qui parle du temps qu’il fait tout le temps et n’écoute pas grand-chose de ce que je lui raconte, elle fait « mmm mmm ». Tant que ça parle… 

Sans le phatique, je déprime. Je pourrais appeler des gens seulement pour les entendre dire « allô ». Le reste, on verra plus tard, quand il faudra discuter, réfléchir, trouver les mots justes. 

Mais juste le phatique. Le reste m’ennuie vite, les attentes, les pressions, les sommations à répondre. J’ai beaucoup de mal à penser sans visage. Moi aussi je javéliserais bien mon téléphone, surtout en ce moment où il me surcharge de sollicitations. D’habitude, si je ne réponds pas, on se dit que c’est normal, l’habitude, il ne répond jamais. Je m’arrange, je rappelle, je m’excuse quand on se voit en vrai, tu sais, quand je peux te faire une bise douce sur ta joue, un petit sourire en coin, c’est vite oublié, cette absence de réponse…

 D’ailleurs, j’aime beaucoup l’envoyer valser sous un tas de vêtements sales où même ses vibrations ne passeront pas. Quel plaisir d’avoir raté un appel angoissant, quand c’est la faute au téléphone.

 Mais depuis peu, le silence des téléphones est inquiétant au point qu’on le torture par peur qu’il n’arrête de parler. A la Javel. Comme si un silence était une disparition.

  Mais quoi, le silence est si beau…

 

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