Sablier n° 3.5.

 

Etrangetés et solitudes n°5
 


Carole Atem

12/04/2020

Chaque jour, mon regard plonge entre les lacis de feuillages dorés de soleil, jusqu’à la mer ; le cœur battant, je la découvre dans un élan d’allégresse sans cesse renouvelé. Aujourd’hui, c’est « la mer cuirassée d'argent » des Noces de Camus qui s’est présentée au rendez-vous. Une étendue métallique, aux éclats moirés et sombres, un peu hostiles.

Cette rencontre quotidienne, si insignifiante vue de l’extérieur, sans doute insoupçonnée de mes proches, je la vis comme un événement, et j’y puise, secrètement, comme on puise à pleines mains dans un trésor, une joie extravagante. Un vrai rituel de confinée... Sauf que le rituel a commencé bien avant la clôture générale du monde.

Depuis peu, le Grand Pacifique s’est paré d’atours étranges, comme pour prouver à ses familiers son pouvoir de réinvention illimité. Étrange, cette percussion de la houle dans un silence ambiant que ne trouble plus le rythme des liaisons aériennes, sous un ciel polynésien aux frontières hermétiquement closes. Étrange, la paix du récif, furtivement approché, au crépuscule, par une pirogue esseulée, où se hâte un pêcheur aux attitudes d’écolier en fugue. Étrange aussi, la tranquillité suspecte des nuits enveloppées dans le sommeil de plomb du couvre-feu. Plus d’échos lointains de bringue tahitienne dans la moiteur nocturne. Plus d’alcool. Plus de vitupérations contre l’interdiction d’alcool. Seulement le silence. Le silence insulaire, le silence ancien. Jamais le sentiment d’être au bout du monde n’a été aussi fort.

Pourtant, la solitude essentielle des îles ne m’affecte pas. Mon esprit vagabonde irrépressiblement vers d’autres mers, les mers de mes lectures d’enfance, rêvées plutôt que connues. Et c’est la Méditerranée de Monte-Cristo, et ce sont les falaises d’Étretat d’Arsène Lupin... Un flamboiement de mers fantasmées qui me rattache à de très réels ailleurs et me donne un sentiment profond d’appartenance. J’aime mieux ce lien avec le monde que l’autre, celui qui s’est imposé à nous au gré d’un corpuscule insidieux et à la vitesse d’une flambée de branches mortes.

Demain, je retournerai voir la mer. Elle offrira un visage jeune, ou immémorial. Tourmentée ou festive, elle sera là. Comme nous sommes là, malgré tout, les uns pour les autres, indéfectiblement... dans nos solitudes respectives.

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