Sablier n°1.1.

 

 
Ce que je vois et entends par la fenêtre... n°1.1
 
 


Eva Avian

23/03/2020

 

De ma fenêtre, je vois tout, j’entends tout, et tout le monde me voit et m’entend. J’en ai frotté la moitié au papier journal : même basculée par-dessus bord, le bras tendu au maximum, je ne peux pas atteindre l’autre. À gauche, l’école primaire, le drapeau bleu-blanc-rouge et la bibliothèque municipale, fermées. La sonnerie marque encore la fin de la récréation. Partout autour, les façades des autres immeubles, sur lesquelles ma petite misère (plante vivace d'appartement ou Tradescantia zebrina) et moi regardons la lumière du soleil se lever, s’étendre et décroître. La misère ne l’a jamais prise de face et ne sait donc pas ce qu’elle rate. J’ai collé ma table à la fenêtre, une fenêtre de plain-pied : c’est vraiment d’elle dont j’aimerais parler, car elle et moi n’avons jamais été aussi proches. C’est une fenêtre de premier étage, à moitié propre, qui passe toute sa journée ouverte, moitié-confinée, moitié en « déplacement bref » à proximité de ma table.

Depuis quelque temps, j’entends des oiseaux, et quelques chiens. Câline, la chatte du gardien de l’immeuble, en « déplacement bref » dans la cour, elle aussi, ne fait pas de bruit. J’entends rire des mouettes dont on m’a assuré que c’étaient des goélands. Paris, à sept heures du matin, ressemble à une station balnéaire au début de l’automne. Vers midi, j’entends des bruits de couverts : ce sont les voisins qui déjeunent dans le jardin d’à côté, l’été, près d’une plage. Je vois le ciel bleu. Un voisin sort prudemment avec son sac de courses, mon gardien baisse la tête et trottine pour ne pas que je lui demande une fois de plus, depuis la fenêtre, ce qu’est devenu le colis que j’attendais. Une femme que je ne connais pas préfère attendre dehors la voisine qu’elle a accompagnée chez le médecin, au rez-de-chaussée. Odeur de gâteau.

Vers le milieu de l’après-midi, j’entends très distinctement les enfants et tous leurs engins à roulettes, que j’étais surprise de ne pas entendre jusque-là : ils jouent dans la cour, tandis que leurs parents se prêtent à un étrange ballet semi-licite, s’attirant et se repoussant comme des aimants pas trop inquiets. (Une voisine leur fait remarquer qu’ils feraient mieux de l’être.) Encore les cloches. A 20h, j'entends les applaudissements et les bravo, et la drôle d'émotion collective me saisit chaque fois.

Au téléphone, j’ai pris l’habitude de commenter tout ce que je voyais depuis ma fenêtre : c’est venu très rapidement, comme un penchant maîtrisé jusque-là. Je signale chaque joggeur à mes interlocuteurs, avec un peu d’envie et l’espoir de me joindre à eux – c’est-à-dire, de très loin – un de ces jours, si ce bref déplacement postillonnant est encore permis. J’entends une perceuse et ça m’emmerde. Je m’entends râler toute seule, ce qui n’est pas tellement différent de d’habitude. J’entends mon téléphone vibrer. J’entends moins la radio, depuis quelques jours, car je n’ai plus autant envie de l’entendre. Et les voix de mes proches, je les entends d’autant plus que je ne peux plus les voir.

Je vois, surtout, que le printemps est arrivé, et j’aimerais qu’il pleuve.

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