Dialogues n° 1 (suite)

 

 

 

Préambule

La suite de ce dialogue entre Guido Furci et Hélène Merlin-Kajman porte sur leurs saynètes respectives commentant un texte d'Agota Kristof. Pour les lire cliquez ici et ici.

 

 



Intention, signification et impression (2)

 

Guido Furci

01/02/2019
                                        

   

Chère Hélène,

J’ai essayé à plusieurs reprises de reformuler ces quelques lignes dans le but de prolonger un échange qui me paraît important. Je ne suis pas sûr d’être parvenu à organiser mes propos de la meilleure manière possible. J’espère donc que cette réponse « par points » te conviendra et pourra susciter des développements supplémentaires.

• S’il est vrai qu’Agota Kristof, dans sa Trilogie de la ville de K. en particulier, transmet au lecteur un sentiment de perte de repères, il est tout aussi vrai que partout dans son œuvre elle ne fait que décliner de plusieurs façons une affirmation dont, personnellement, je dois tenir compte, lorsque j’aborde Le Grand Cahier. L’affirmation en question est la suivante : « ce n’est que de la littérature ». Cette expression apparaît telle quelle sous forme de note prise à la main au verso de l’une des feuilles constituant les avant-textes du Grand Cahier conservés dans les « Fonds Agota Kristof » des Archives littéraires de la Bibliothèque Nationale Suisse de Berne. Je me souviens avoir été frappé par cette découverte faite à l’époque où j’ai travaillé à mon premier livre, Figures de l’exil, géographies du double. Notes sur Agota Kristof et Stephen Vizinczey, écrit à quatre mains avec ma femme, Marion Duvernois, et publié aux éditions Giulio Perrone en mars 2012. En effet, je me retrouve dans ce que tu dis par rapport à tes lectures critiques qui « ne se séparent jamais de [tes] premières impressions de lecture ». Or, la découverte de cette note manuscrite m’a parue d’autant plus significative qu’elle me semblait un contre-champ parfait de tout ce qui est dit dans Le Grand Cahier, ou, du moins, dans Le Grand Cahier tel que je l’avais reçu quand je m’y étais confronté pour la première fois. Au fond, les jumeaux accordent systématiquement de l’importance à des choses qui n’en ont pas, à des règles et à des logiques qui, par excès de rigueur, finissent par paraître déréglées et illogiques. Je caricature un peu, mais c’est comme si cette note manuscrite n’avait fait qu’expliciter un ressenti, et peut-être aussi un malaise, dont Agota Kristof avait tellement fait le choix d’écarter toute sorte d’explication possible dans le texte que cela me poussait à croire qu’il fallait absolument chercher dans les raisons de cette autocensure – qui, d’une certaine manière, doublait celle de Klaus et Lucas, bien qu’en étant justifiée par des motivations radicalement différentes – le véritable sens d’un engagement. Est-ce qu’Agota Kristof a besoin de se dire que « ce n’est que de la littérature » parce que le contraire est vrai et le partage entre fiction et réalité beaucoup plus proche de ce que tu décris que de ce que Le Grand Cahier pourrait nous faire croire par moments ? Est-ce que, à l’opposé, la voix qui se manifeste par cette phrase relève d’une conscience qui se soucie de l’impact que les pièges tendus au lecteur peuvent avoir sur celui-ci ? En d’autres termes, et dans le prolongement de cette deuxième question, est-ce que spécifier, ne serait-ce qu’en aparté, que Le Grand Cahier n’est que de la littérature ne serait pas un moyen de souligner une distinction aux allures ontologiques entre le cadre référentiel de l’écriture et celui de la vie à proprement parler ? Très honnêtement, je n’en sais rien. Mais, une chose est certaine : ce n’est pas en lisant Le Grand Cahier que je me suis dit que la transmission d’un traumatisme pouvait être à l’origine d’un traumatisme. Ce n’est pas en lisant Le Grand Cahier que je me suis senti « envahi », voire dépossédé de moi-même. Pour tout te dire, en lisant Le Grand Cahier la première fois sans rien connaître d’Agota Kristof, je ne me suis pas non plus répété dans ma tête que « ce n’était que de la littérature » pour me rassurer, pour me protéger et me soustraire à tout éventuel mécanisme d’identification. En revanche, j’ai cru entendre quelque chose dans le texte qui le criait très fort ; d’où mon étonnement face à la note manuscrite d’Agota Kristof sur laquelle je suis tombé quelques années plus tard. Ce n’est qu’à cette seule occasion que je me suis senti complice : non pas de l’un des personnages du récit, mais de l’auteure elle-même – dont j’ai cru comprendre les intentions soudainement, et sans ambigüité. Par ailleurs, quand quelqu’un affirme avoir été agressé par Le Grand Cahier, je me surprends à chaque fois à penser : Agota Kristof aussi. Ce qui suggère peut-être pourquoi il y a eu une suite…

• Je n’ai jamais compris si je pouvais qualifier d’expressionniste l’écriture d’Agota Kristof. Dans Le Grand Cahier, il y a sans aucun doute quelque chose d’expressionniste. Si tel est le cas, l’« équivoque pathique » auquel tu fais allusion n’est à mes yeux que « relatif », parce qu’inscrit dans quelque chose d’ouvertement codifié. Tu écris : « même si dans [Le Grand Cahier] la haine est supposée rejoindre l’amour, ce que j’y entends […] c’est le puissant attrait, le charme, de l’invective ». En ce qui me concerne, ce que tu dis, je le vois, mais je ne l’entends pas. J’ai du mal à l’argumenter – mais je te sais capable de creuser mieux que moi cet implicite.

• Marie-Noëlle Riboni-Edme dit des romans d’Agota Kristof que « l’aventure périlleuse dans laquelle [ils] nous conduisent semble […] suspendue, comme si, une fois le fil du funambule installé, il ne s’agissait plus que d’y marcher sans perdre l’équilibre »[1]. À mes yeux, cet effet de balancement n’est rien d’autre que la conséquence directe d’une tentative de fictionnaliser, par le biais d’un enchaînement d’images, de « scènes », non seulement les mécanismes constitutifs de l’écriture, ou alors d’une écriture, mais aussi la matière qui est censée en faire l’objet. Je ne sais pas si c’est parce que l’ambivalence, tout comme les acrobaties, me semblent très assumées ; je ne sais pas si c’est parce que j’ai tendance à penser que quelque chose qui se veut ouvertement ambivalent n’est finalement pas si ambivalent que ça ; mais, dans les manipulations opérées par Agota Kristof, je ne reconnais rien d’excessivement trouble, sinon le fait qu’elles me convainquent, en dépit de leur construction parfois trop évidente. Dans un cadre strictement pédagogique, c’est justement ce dernier point que je m’efforcerais d’approfondir avec mes étudiants. Et peut-être aussi dans une perspective comparatiste, car chez Jonathan Littell, par exemple, l’excès de construction n’a certainement pas les mêmes implications que l’architecture du Grand Cahier– et de la Trilogie dans son ensemble.

• Cela me frappe, et d’une manière très positive, que dans la conclusion de ton dernier texte tu tiennes à souligner que tu t’exprimes « comme enseignante » et « comme critique ». Seulement, je me demande si, au sujet d’Agota Kristof, tu n’as pas plutôt tendance à t’exprimer, d’abord comme enseignante, et ensuite comme critique.

Enfin, encore plus que les fois précédentes, j’espère que notre dialogue se poursuivra. J’ai l’impression qu’il est en train de se configurer comme une réflexion de plus en plus indissociable du débat épistémologique actuel sur les liens entre esthétisation de la violence et enjeux politiques.

 

[1] Riboni-Edme Marie-Noëlle, La Trilogie d’Agota Kristof. Écrire la division, Paris, L’Harmattan 2007, p. 224.

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