Exergue n° 116

 

« Pour les soldats classiques, la transition de la guerre à la paix est une phase notoirement délicate. C'est là, dans ce passage d'un monde moral à un autre, que peuvent apparaître des difficultés d'adaptation ou de “réintégration” – le retour à la vie civile nécessitant des plages de “décompression”. Or, même s'ils ne quittent jamais le pays, les opérateurs de drones qui se “télédéploient dans la zone de guerre” doivent effectuer l'équivalent d'un tel basculement deux fois par jour, sur un mode express, presque sans transition. » 

Grégoire Chamayou, Théorie du drone,
Paris, La Fabrique, 2013, pp. 169-170. 

 
 

Dionys Del Planey

12/04/2014

 Ainsi fait-on disparaître ce moment de suspens où le soldat, entre deux mondes, pourrait bien devenir dangereusement antimilitariste.

En y réfléchissant, dans le civil aussi l'instantanéité des communications tend à mettre à bas ces moments de vide où l'on risquerait fort de s'interroger sur la pertinence du monde tel qu'il tourne.

2090 : Camille s'assied dans le MGV (Métro Grande Vitesse), se prend un instant à observer ses voisins, et soupire : qu'il était doux le temps des transitions, celui où, le temps de se rendre d'un point à un autre, on pouvait croiser des regards ou écouter ensemble un mauvais accordéoniste nous jouer Mon Amant de Saint Jean.

Camille soupire, sort son téléphone, enfile ses écouteurs et consulte ses mails.

D'où la nécessité de s'accrocher aux transitions locales, aux espaces littéraires, agricoles, politiques, filmiques, géographiques (et j'en passe) comme à une pluralité de couloirs, passages, sas, galeries, planques : autant de zones qu'il s'agit de défendre contre les mécanismes de pouvoir qui tendraient à les faire disparaître.

2092 : Camille s'assied dans le métro. Ille sort son téléphone, heureux. Deux mois plus tôt, alors que le MGV était immobilisé entre Gare d'Austerlitz et Très Grande Bibliothèque, un vieil homme de cent ans s'est présenté à lui sous le nom de Monsieur Del Planey. Dans son monologue ininterrompu revenait régulièrement le nom de Transitions. Depuis, Camille lit chaque jour l'un des 3742 exergues que l'on trouve sur cet étrange site archaïque, véritable planque, sorte d'espace de liberté suspendu dans les méandres du web.