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Exergue n° 158

 

 

 

Il n'est plus temps de prendre son temps, pensent sans doute nombre de nos contemporains bien intentionnés, comme si l'imminence était inédite, comme s'il nous avait jamais été donné de prendre notre temps dans l'histoire, et comme si l'urgence absolue n'était pas la loi de la décision, de l'événement et de la responsabilité, leur loi structurelle, celle qui s'inscrit a priori à même leur concept. Des siècles de réflexion préparatoire, de délibération théorique, l'infinité même d'un savoir ne changeraient rien à cette urgence. Celle-ci est absolument coupante, décisive, décisoire, déchirante, elle doit interrompre le temps de la science et de la conscience auquel l'instant de la décision restera toujours hétérogène.


Jacques Derrida, Politiques de l'amitié, Paris, Galilée, 1994, p. 97.

 
 

 

Brice Tabeling

16/12/2017

  

Une « urgence […] absolument coupante, décisive, décisoire, déchirante » : telle serait toujours, selon Jacques Derrida, la « loi de la décision », c’est-à-dire aussi, par réciproque, celle de la réflexion. Nous ne pensons (délibérons, réfléchissons, préparons) qu’au bord extérieur de cette urgence, dans une forme de relation déliée, excluante même, à l’imminence de l’événement.

Le terme de « transition » n’apparaîtra que plus tard, à la suite d’une lecture complexe de Carl Schmitt. Mais il se lit sans mal en creux de ce passage : notre condition temporelle d’êtres pensants est d’être abandonnés « sans même une transition » à l’urgence de l’instant que nous essayons de préparer et pour lequel nous inventons des transitions.

Ce paradoxe est peut-être banal mais le formuler m’apaise et me soutient. C’est qu’il existe une scène terrifiante que Derrida ne semble pas ici explicitement envisager : celle d’un moment dans l’histoire où il n’y aurait plus que l’imminence, où « la science » et « la conscience » paralysées par la gravité de l’urgence auraient décidé de se suspendre et de ne plus border « l’instant de la décision ».

« Il n’est plus temps de prendre son temps » : à cet égard, cette phrase témoigne encore d’une forme de confiance face à l’imminence (la confiance, pour le moins, de notre propre présence face à l’urgence, de ce qu’elle peut nous apprendre). Son message est impatient mais elle prend tout de même le temps de se dire. Elle condamne la lenteur de nos efforts de transition mais sa condamnation est elle-même lente, elle-même une manière de transition.

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