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Exergue n° 155

 

 

 

Mère Courage « éclate ». Mais pourquoi Barthes évite-t-il alors de décrire ce qu’il voit ? De quoi, en quoi Mère Courage « éclate »-t-elle ? En sanglots ? Pas du tout. De colère ? Pas moins. C’est bien plus extrême et pathétique que cela : c’est un immense cri révulsé, silencieux, dont Barthes ne va donc rien dire […]. Son histoire est hors de l’émotion, comme son émotion est hors de l’Histoire. Donc son émotion est inintéressante : « insignifiante », comme il ose, cruellement, écrire. C’est qu’il travaille à dépoisser, à désengluer son regard et veut pour cela fonder une esthétique du « distancement » et du déplacement, de la « discrétion » et de la pudeur absolues.


Georges Didi-Huberman, Peuples en larmes, peuples en armes, 2016. 

 
 

 

Pierre-Elie Pichot

04/11/2017

 

 

Mère Courage a dû se contenir pour ne pas reconnaître le corps de son fils, devant les soldats. Les soldats partis, son chagrin « éclate »... Roland Barthes regarde la scène à travers le téléobjectif de Pic, qui photographia une représentation de la pièce en 1957. A cet instant critique, Barthes pointe du doigt, comme un détail admirable, profondément artistique, comme un trait de génie du metteur en scène, non pas le cri muet de Mère Courage, mais l’immense manteau gris de l’aumônier qui s’en va, impuissant et pudique.

Bien souvent, Barthes reviendra sur ce type de détail singulier, objet de sa curiosité : nommé tantôt « sens obtus », tantôt « punctum », il sera pour lui la clef de l’interprétation de l’œuvre et même de sa littérarité. Or ce détail ne sera presque jamais une émotion, même lorsqu’elle « éclate », comme celle de Mère Courage.

 

« Cruellement », Barthes s’oblige à ignorer le pathos et n’y voir que du studium, une simple technique de dramaturge ; Verlaine dirait : « littérature ». « Cruellement » : de même qu’Hippolyte feignait d’ignorer la passion dévorante de sa mère, de même Barthes se détourne du cri pathétique de Mère Courage. Et Didi-Huberman, qui aime Barthes comme nous l’aimons, de lui adresser à nouveau le « ah, cruel ! » de Phèdre : un topos tragique au secours du pathos délaissé.


« Sans effet de manche et sans pathos », écrit cruellement une journaliste, à propos d’un roman pathétique de Carole Zalberg, Chez eux. L’autrice y retrace l’histoire de sa mère juive polonaise, sauvée, enfant, par des Justes, au Chambon-sur-Lignon. Sot, facile, vulgaire, à la portée de n’importe quel scribouillard, le pathos serait donc indigne de la Shoah, tout comme il était indigne de Brecht selon Barthes…

 

« Sans pathos » : à cet affligeant automatisme journalistique, le roman de Zalberg apporte pourtant une réponse. Au Chambon-sur-Lignon, la petite juive apprend à rendre son cœur sec et dur comme le bois qu’elle coupe et transporte chaque jour. Au sortir de la guerre, plus rien ne la touche ; l’enfant audacieuse et bouillonnante est devenue muette et bouchée. Mais c’est la crainte de la persécution qui l’a rendue telle. Son déplorable assèchement est donné à plaindre. Pas à imiter.