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Exergue n° 145

 

 

 

Oh ! mon cher Leopold, combien l’âme s’use dans ces perplexités ! Que doivent donc souffrir les aigles en cage, les lions emprisonnés ?... Ils souffrent tout ce que souffrait Napoléon, non pas à Sainte-Hélène, mais sur le quai des Tuileries, au 10 août, quand il voyait Louis XVI se défendant si mal, lui qui pouvait dompter la sédition comme il le fit plus tard sur les même lieux, en vendémiaire ! Eh ! bien, ma vie a été cette souffrance d’un jour, étendue sur quatre ans. Combien de discours à la chambre n’ai-je pas prononcés dans les allées désertes du bois de Boulogne ? Ces improvisations inutiles ont du moins aiguisé ma langue et accoutumé mon esprit à formuler ses pensées en paroles. Durant ces tourments secrets, toi, tu te mariais, tu achevais de payer ta charge, et tu devenais adjoint au maire de ton arrondissement, après avoir gagné la croix en te faisant blesser à Saint-Merry.

Écoute ! Quand j’étais tout petit, et que je tourmentais des hannetons, il y avait chez ces pauvres insectes un mouvement qui me donnait presque la fièvre. C’est quand je les voyais faisant ces efforts réitérés pour prendre leur vol, sans néanmoins s’envoler, quoiqu’ils eussent réussi à soulever leurs ailes. Nous disions d’eux : Ils comptent ! Était-ce une sympathie ? était-ce une vision de mon avenir ? oh ! déployer ses ailes et ne pouvoir voler !

Honoré de Balzac, Albert Savarus, in La comédie humaine, Bibliothèque de la Pléiade, Éditions Gallimard, 1951, tome I, p. 811.


 
 

Benoît Autiquet

08/04/2017



Albert Savarus, jeune ambitieux parti de la capitale après quelques déconvenues pour faire fortune à Besançon, rend compte à son ami Leopold de sa réussite en province, et revient sur les raisons de son départ de Paris. Il décrit ses dernières années parisiennes, années de « souffrance » données à travers des figures de l’impuissance : lion en cage, hannetons déployant ses ailes sans parvenir à s’envoler. Pour l’orateur politique qu’il aspire à devenir, cela se traduit par les « improvisations inutiles » récitées « dans les allées désertes du bois de Boulogne ».

Me voilà heureux de trouver décrites les « perplexités » de la transition ; mais aussi, un peu insatisfait. C’est que ces perplexités sont décrites a posteriori : ce sont celles d’un personnage qui a finalement réussi à parvenir en Province, celles du Napoléon du « 10 août » qui deviendra le Napoléon de « vendémiaire », et celles d’un auteur (Balzac) qui, au moment où je lis ce texte, fait partie du panthéon de la littérature française, et au moment où il l’écrit, a du moins déjà réussi à publier plusieurs romans. Or, ce qui suscite l’angoisse de ces moments d’impuissance, suite ininterrompue de gestes et de paroles qui ne débouchent sur rien, c’est précisément la crainte qu’ils ne parviennent pas ; qu’ils soient définitivement interrompus, soit par le découragement, soit, plus dramatiquement, par une mort soudaine. J’ai envie qu’Albert, au lieu d’avoir écrit cette lettre-bilan, ait révélé aux moments où il les vivait ces « tourments secrets », dans la peur panique qu’ils ne restent à jamais secrets. Qu’il ait publié ses « improvisations inutiles ».

Sans doute qu’une écriture de la transition, par inquiétude de ne jamais réussir à constituer un bilan ou un roman, se donne souvent comme une improvisation inutile. Mais une improvisation qui renonce à rester secrète. Parce que son auteur ne veut pas être passé tout à fait en vain dans ces « allées désertes ». Et parce qu’il sait que, toute vaine soit-elle, l’improvisation habituera son esprit – et, espère-t-il, celui de ses lecteurs – à « formuler ses pensées en paroles », et, mieux, à formuler des paroles qui surprendront ses pensées.