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Exergue n° 142

 

 

 

« Encumbered forever by desire and ambition
There's a hunger still unsatisfied
Our weary eyes still stray to the horizon
Though down this road we've been so many times

The grass was greener
The light was brighter
The taste was sweeter
The nights of wonder
With friends surrounded
The dawn mist glowing
The water flowing
The endless river
Forever and ever

Éternellement envahis par le désir et l’ambition,
Notre faim reste inassouvie,
Nos yeux fatigués se perdent encore dans l’horizon
Sur ce chemin pourtant si souvent parcouru.

L’herbe était plus verte
La lumière était plus éclatante
Les saveurs étaient plus douces
Les nuits de merveilles
Entourés d’amis
La brume de l’aube qui luit
L’eau qui s’écoule
La rivière sans fin
Pour toujours et à jamais »

David Gilmour et Polly Samson, Pink Floyd, « High Hopes », The Division Bell, 1994 
https://www.youtube.com/watch?v=7jMlFXouPk8


 
 

Mathilde Faugère

25/02/2017



La chanson me ramène loin en arrière, loin ? oui, loin, puisque c’est disparu. Elle fait apparaître, proustienne et efficace, la rue qu’il fallait monter pour aller travailler, l’exaltation amoureuse d’alors, les amitiés sur et sous les toits. Les réminiscences du passé se mêlent maintenant aux frissons que j’avais lorsque je l’ai écoutée d’abord, à entendre l’étrangeté de la cloche qui sonne, les quelques notes aigrelettes de piano, la mélodie qui résonne, répétée, et l’air aspiré dans cette montée progressive pour en arriver à ce dernier couplet, au refrain chantant le passé : « The grass was greener… » Elle me parlait d’effroi, elle est maintenant, plus que familière, pleine de moi. J’y vois ressortir l’imparfait et non plus la luminosité du vert, greener, elle me confronte au fait qu’il y a maintenant un avant, seul le comparatif demeure. Quelque chose sur lequel se retourner, pour être nostalgique, se raconter, un peu idiots, que « ca fait longtemps ».

Mais étrangement, le récit de la rupture et du transport sonne faux. C’est le still de la chanson. C’est la variation du refrain qui de l’imparfait, du passé différent, quand l’herbe était plus verte, fait naître cette aube, lumineuse, dans le présent, à laquelle vient se greffer, encore, la promesse, impossible, du forever ever. De l’éternité de l’amour, de l’amitié.

Car ce passé, je sais – c’est nouveau – qu’il est pleinement mien. Puisque je me rappelle si bien le présent qu’il était, puisque c’est vraiment moi, et non plus l’enfance ou la découverte de l’âge adulte, que je vois évoluer, puisque je suis là, still, dans mon présent et dans mon passé. Je sais encore que même s’il est à reprendre, me rappeler maintenant, cela sera une expérience nouvelle. Se mêlera dans l’écoute, à la réinvention du passé la mélodie d’une chanson bien connue : dans tout ce qu’il y a à relire – tant de sentiments à reprendre, tant à réévaluer – certaines choses tiendront l’examen. Étrangeté de cette familiarité nouvelle qui ne peut se réduire pourtant à de l’immobilité, ou la linéarité d’un cheminement.

Et l’effroi incompris en écoutant d’abord la chanson trouve sa source : comme si elle m’avertissait, trop tôt, toujours en avance sur moi, de ce qui m’adviendrait, de ce que deviendrait cet immense magma de la mélodie permanente, de ce que nous sommes, de ce que nous fûmes. Je commence peut-être, peut-être, à comprendre Saint Augustin, et les Pink Floyd.