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Exergue n° 138

 

 

 

« Au début, je dormais mal la nuit et pas du tout le jour. Peu à peu, mes nuits ont été meilleures et j’ai pu dormir aussi le jour. Je peux dire que, dans les derniers mois, je dormais de seize à dix-huit heures par jour. Il me restait alors six heures à tuer avec les repas, les besoins naturels, mes souvenirs et l’histoire du Tchécoslovaque. Entre ma paillasse et la planche du lit, j’avais trouvé, en effet, un vieux morceau de journal presque collé à l’étoffe, jauni et transparent. Il relatait un fait divers dont le début manquait, mais qui avait dû se passer en Tchécoslovaquie. Un homme était parti d’un village tchèque pour faire fortune. Au bout de vingt-cinq ans, riche, il était revenu avec une femme et un enfant. Sa mère tenait un hôtel avec sa sœur dans son village natal. Pour les surprendre, il avait laissé sa femme et son enfant dans un autre établissement, était allé chez sa mère qui ne l’avait pas reconnu quand il était entré. Par plaisanterie, il avait eu l’idée de prendre une chambre. Il avait montré son argent. Dans la nuit, sa mère et sa sœur l’avaient assassiné à coups de marteau pour le voler et avaient jeté son corps dans la rivière. Le matin, la femme était venue, avait révélé sans le savoir l’identité du voyageur. La mère s’était pendue. La sœur s’était jetée dans un puits. J’ai dû lire cette histoire des milliers de fois. D’un côté, elle était invraisemblable. D’un autre, elle était naturelle. De toute façon, je trouvais que le voyageur l’avait un peu mérité et qu’il ne faut jamais jouer. »

Albert Camus, L'Etranger, Paris, Gallimard, 1942.

 
 

Natacha Israël

17/12/2016



En lisant Le Malentendu, je ne savais plus que cette histoire logeait déjà dans L’Étranger et y constituait la seule lecture de Meursault dans sa cellule. Cette unique « littérature » de « l’étranger » constitue, autour de 1941 et 1942, l’une des idées fixes de Camus qui en tire alors sa propre littérature et ses convictions à propos du langage, de la vérité, du devoir de se présenter tel quel, de ne pas mentir ou ne « jamais jouer ». En restant sceptique face à cette position, je grossis la foule des accusateurs de Meursault (et de Martha, et de Camus), je suis le juge injuste, je suis l’épouse de Jan, je suis Sartre, je suis un « salaud ».

Le vrai « salaud » n’est pas celui qui interprète le rôle auquel l’assigne sa fonction dans la société en oubliant qu’il s’agit d’un rôle et en oubliant du même coup sa liberté, c’est celui qui méconnaît sa mauvaise foi alors qu’il pleure à l’enterrement de sa mère, alors qu’il s’offusque du comportement d’un maquereau, alors qu’il possède le corps d’une belle jeune femme en se persuadant de l’aimer, alors qu’il prétend épouser la jeune femme par amour, alors qu’il regrette d’avoir tué un homme, alors qu’il cherche des raisons profondes – des transitions – à ce qui, le plus souvent, ne reçoit qu’une explication très immédiate ou superficielle.

C’est sans transition que Meursault quitte le bureau pour aller enterrer sa mère, quitte le cimetière pour gagner la plage, plonge dans l’eau et effleure les seins de Marie, couche avec elle, rentre chez lui, s’installe à la fenêtre, observe le chien du voisin, se lie avec Raymond, répond à ses sollicitations et à son invitation au cabanon, le défend au cours de la première altercation avec les Arabes, revient en arrière, marche à nouveau sur la plage jusqu’à l’insolation, ressent la menace et frappe mortellement l’un des hommes rencontrés plus tôt. Sans autre transition que celle de la force abattue sur l’auteur d’un meurtre, le voici en prison ; à l’ombre, il ne fume plus, ne nage plus, ne marche qu’à peine, ne couche plus avec Marie, dort presque tout le temps ; il n’a ni horizon ni lecture ni même d’autre interlocuteur qu’un gardien qui lui « montre » a posteriori la nature et la teneur de sa punition (il ne l’avait pas vue, il ne voit pas ces choses-là avant qu’on les mette sous son nez, il les vit en revanche, très simplement, et en étant de très bonne composition). Pas de transition pour Meursault qui est de trop bonne composition… J’en perds la tête, personnellement. C’en devient une affaire personnelle – entre lui et moi et, bien sûr, entre moi et moi.

Car, soudain, l’identification se produit au lieu du refus qui, sans doute, exprimait ma répugnance à cette identification. Les transitions, dans L’Étranger (encore plus que dans Le Malentendu), sont climatiques et logent dans la seule extériorité, dans une étrangèreté qui n’est pas une étrangeté pour Meursault (meurtre-soleil, meurtre au soleil) mais la seule manière d’aborder les choses, les gens et les événements – depuis l’extérieur ou les signes extérieurs de leur présence et de sa propre présence dans le monde : d’abord, il juge que seul le brassard du deuil constitue pour les autres le signal de la compassion ; déjà, il fait trop chaud et Meursault s’assoupit sur la route de l’hospice, épuisé par les cahots, par l’odeur d’essence et par les réverbérations du goudron sous le soleil ; à sa mère, il ne savait plus quoi dire avant son départ à l’asile ; à présent, l’odeur le dissuade de voir le corps de la défunte ; épouvantables, les pleurs d’une pensionnaire ne le font pas fuir mais il lui tarde d’y échapper ; ses reins sont douloureux ; la veille est incommode ; heureusement, le jour se lève, somptueusement simple, sur la campagne ; l’odeur de terre fraîche et le café au lait ravigotent ; le vent apporte un bon parfum de sel ; pendant l’enterrement, le soleil grimpe en hâte ; la sueur perle sur les visages ; le goudron éclate ; le bleu du ciel éclate ; l’odeur de l’encens pique le nez ; le sang bat dans les tempes ; les rides profondes retiennent les larmes (une marque extérieure absorbe la manifestation discrète d’une émotion) ; quelle saine joie de rentrer enfin chez soi, de dormir dans son lit et d’aller prendre un bain de mer le lendemain ; le ventre de Marie, rencontrée par hasard, bat sous la nuque de Meursault étendu sur une bouée ; la brûlure du soleil repousse dans l’eau ; après le cinéma, Marie et Meursault rentrent ensemble ; les corps nouent une belle entente ; le dimanche est morne parce qu’on ne va pas au bureau ; on découpe une réclame pour les sels Kruschen dans un vieux journal (« Plus de maux de reins, et rajeunir à 57 ans ! ») ; on regarde la journée tourner jusqu’à la nuit noire ; le jour d’après, on hâte à nouveau le pas sous la chaleur ; on a faim et soif ; on boit trop de vin chez le voisin qui parle de punir sa maîtresse ; on approuve sans réfléchir et, toujours sans réfléchir, on fait la lettre qui permettra l’exécution d’une vengeance sur le corps de la Mauresque et qui liera un peu plus, extérieurement, Meursault au maquereau ; après, tout s’enchaîne jusqu’à la « plage vibrante de soleil » et aux « quatre coups » frappés « sur la porte du malheur ».

Il n’y a pas d’appréhension intérieure de ce qui est bon ou mauvais, de ce qui se fait ou ne se fait pas, mais une perception d’abord extérieure, le corps étant lui-même un acteur extérieur à la conscience, une force impérieuse qui ordonne le contenu des pensées : le corps ne s’élance pas spontanément vers la capitale française, vers la promotion professionnelle ; il ne s’est pas élancé vers le corps sans vie de la mère avec laquelle toute conversation était difficile depuis quelque temps déjà ; il va joyeusement vers la mer, la baignade, l’amour physique, la séance de cinéma avec Fernandel, la bouteille de vin et le boudin à la table du voisin, le cabanon au soleil… Sublimes transitions vécues par le corps, qui commandent très simplement de ne pas jouer ou que le jeu lui-même, lorsqu’il s’improvise, est éminemment sérieux. Meursault ignore tout des « grands sentiments » parce que ces derniers ne logent pas entre les corps ; ils naissent dans l’intériorité après que la rencontre entre les corps a heurté la sensibilité, comme un vin qui enivre, un air qui soûle, un orgasme singulier, une honte plus cuisante, un poing sur la porte, un cri – ou un silence ému – dans le parloir, etc. Il faudrait donc que quelque chose (d’autre) arrive à ce corps pour que soient connues d’autres transitions et que s’enchaînent les transformations, avec leur lot de révélations. Ce ne sera pas la révélation de l’amour du Christ. Ne lui souhaitons pas le froid ni la pluie. Ne lui souhaitons ni la prison ni la mort. La mort de Meursault est la mort d’un « honnête homme », d’un corps honnête car fidèle aux sentiments qu’impriment en lui, sans autre transition que climatique, physique ou atmosphérique, les faits extérieurs.

 

 

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