Exergue n° 137

 

 

 

« C’est une chance d’avoir lu quand on était enfant. Et c’est double chance que d’avoir lu des livres sur les anciens temps et sur les anciens pays, surtout des livres d’histoire, des livres de voyages et les Mille et Une Nuits. On peut même se souvenir de ce que l’on a lu comme si on l’avait en quelque sorte vécu, et l’on a, outre sa propre enfance, l’histoire des hommes et le monde entier, la Perse et les sept ans qu’on a eus, l’Australie et les huit ans, le Canada et les neuf ans, le Mexique et les dix ans qu’on a eus, et les Hébreux de la Bible avec la tour de Babylone et David, appartiennent à l’hiver de vos six ans, les califes et les sultanes à un mois de février ou de septembre, et à l’été, les grandes guerres en compagnie de Gustave Adolphe et des autres, les grandes guerres pour la Sicile-Europe, à l’été d’une Terranova, d’une Syracuse, cependant que, chaque nuit, le train emporte des soldats parce qu’il y a une grande guerre qui est toutes les guerres.

J’eus cette chance de lire beaucoup dans mon enfance, et à Terranova, la Sicile signifie aussi pour moi Bagdad et Palais des Larmes, et jardin de palmiers. J’y lus les Mille et Une Nuits et autre chose, dans une maison qui était pleine de divans et des filles d’un ami de mon père, et je dois à ces lectures le souvenir de la nudité de la femme, une nudité de sultanes et d’odalisques, concrète, certaine, cœur et raison du monde. »

Elio Vittorini, Conversation en Sicile, « L’imaginaire », Gallimard, p. 131-132.

 
 

Gilbert Cabasso

03/12/2016



« Chance », nous dit Vittorini, « double chance » qu’on serait tenté de multiplier encore. Les termes en sont pourtant si simples : l’enfant-lecteur que nous avons été dédouble sa mémoire. Il ne fait pas que la constituer, il n’enrichit pas seulement son propre monde : le livre dévoile les temps qu’il n’a pas vécus, autant qu’il archive son histoire sédimentée dans le souvenir de sa lecture. À l’âge du monde, s’ajoute l’âge de sa découverte du monde. Élargissement de notre vie, multiplication de nous-mêmes, dirait Proust. Notre lecture a son temps et son lieu, ajoutés aux temps et aux lieux qu’elle nous révèle. Temps et lieux réels ou irréels. Ce sont là des expériences aussi précieuses qu’irréductibles à toute autre. Le livre épargne un peu de ma singularité, celle dont je n’ai peut-être pas su – à moins de l’écrire – préserver le trésor dilué, disséminé dans les interstices invisibles du texte. Nous nous souvenons de qui nous étions à l’âge des chocs intimes de nos rencontres littéraires.

Mais à cette expérience intime, sans partage possible, s’ajoute celle de nos lectures partagées, héritages, legs, dons et contre dons, dans la circulation des livres qui donne corps à des communautés invisibles et sans secret. Du plus intime au plus ouvert, se déploient ainsi les charmes, la magie de mondes multiples auxquels nous appartenons, citadelles imprenables, et, tout aussi bien, espaces ouverts sur nos rêves et nos désirs.

Sans compter le trouble de relire, de découvrir ce qu’une première lecture nous avait caché. Enchevêtrement des temps de la vie : de quel présent parler, qui ne soit nourri de tous les présents révolus dans lesquels nous nous reconnaissons, jusqu’à ceux que nous n’avons pas vécus ? Je ne suis plus celui que j’étais, à Londres, découvrant, jeune homme, chez les Guermantes, l’effroi de vieillir. Relisant aujourd’hui À la Recherche du temps perdu, me voici l’adolescent grimé que je me souviens d’avoir tant redouté de devenir.

 

 

 

 

 

 

 

Powered by : www.eponim.com - Graphisme : Thierry Mouraux   - Mentions légales                                                                                         Administration