Adage n° 33 : Charité bien ordonnée... / H. Merlin-Kajman



Adage n°33

 

Charité bien ordonnée commence par soi-même
 
 

Hélène Merlin-Kajman

05/03/2022

 

Avant de réfléchir à cet adage, j’étais convaincue qu’il était ironique. Je ne crois pas l’avoir jamais entendu prononcer, ni prononcé moi-même, autrement que sur ce mode-là.

Mais un adage peut-il être ironique ? Le fait est que celui-ci, qui a une date de naissance (milieu du XIIe siècle environ), ne l’est pas. C’est d’abord un adage savant, et il a été abondamment discuté. Son usage ironique est sans doute une conséquence de cette histoire qui l’a maintenu comme adage, mais un adage continuant d’indigner ceux qui l’avaient combattu.

Je dois mon savoir à un livre récemment lu, Charité bien ordonnée. De saint Augustin à Gœthe (2001), d’Alberto Grigo. J’ignorais que la charité avait un ordre : on doit aimer ce qui est au-dessus de soi (Dieu), soi-même, ce qui est proche, et ce qui est au-dessous de soi, dit saint Augustin : aimer selon l’ordre. Évidemment, cette question croise celle du précepte évangélique, « Aime ton prochain comme toi-même » – autrement dit, le casse-tête de l’amour de soi. S’aimer soi-même n’est pas vraiment un précepte, plutôt un constat : on s’aime parce qu’on tient à la vie. La vie reçoit ainsi une définition neutre, mais quand même plutôt positive malgré la nature déchue, puisqu’on la tient de Dieu. La charité peut en tirer un bon parti : aimer son prochain comme soi-même y trouve un socle, une garantie, et dans le même mouvement, fait entrer l’amour de soi dans la seule dynamique capable de l’arracher à l’amour-propre.

Mais de là à le reformuler en termes d’avantage : « commencer par soi-même » ! L’adage voudrait-il dire qu’il faut préférer son intérêt à celui des autres ? Voilà l’enjeu des discussions. Et comme toujours dans les discussions de ce type, on se penche sur des cas, et même des cas pas du tout standards, des cas-limite. Mouvement réflexif très étranger à la sagesse des nations...

On doit aimer la vie que Dieu nous a donnée : on ne doit pas se suicider – la charité qui commande l’attention à la créature et le respect de la création commence par l’attention à soi-même. Donc, on ne doit pas porter secours à quelqu’un en sachant qu’on va y laisser la vie : dans un naufrage, chacun doit d’abord penser à soi. On ne doit pas davantage faire l’aumône au point de risquer de s’affamer, de mourir de froid.

Mais rapidement, la réflexion se déplace en terrain glissant. Si le feu prend ma maison et celle de mon voisin, dois-je perdre la mienne pour protéger la sienne ? Si j’ai une source dans mon champ, cette source peut-elle servir davantage à arroser les terres de mon voisin que les miennes ? L’adage pose des problèmes juridiques qui durent encore.

Et sur le plan moral : doit-on faire du bien à des inconnus avant de faire du bien à ses propres enfants ? Etc.

Mais comment distinguer ces conséquences de celles d’un autre adage : « Chacun pour soi » ? L’adage a été attaqué : il a été accusé de n’être pas chrétien tant qu’il ne distinguait pas la vie naturelle de la vie spirituelle – tant qu’il se référait seulement à l’intérêt.

Et là, ça devient vraiment trop compliqué pour un pauvre adage. Son devenir suspicieux, sinon ironique, était inévitable...

 

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