Adage n°9.2 : En voyage... / L. Carceles



Adage n°9.2.

 

 
En voyage, le trajet le plus long à franchir est la porte
 
 


Laurent Carceles

12/04/2020

 

Découvrant cet adage que je ne connaissais pas, tout un tas de mondes se sont réouverts à sa lecture... Voyage éclair, et pourtant immobile, initié par la simple lecture de ces quelques mots :

— j’ai pensé à une phrase de Marcel Proust, extraite du Temps retrouvé (1927) : « Mais c'est quelquefois au moment où tout nous semble perdu que l'avertissement arrive qui peut nous sauver : on a frappé à toutes les portes qui ne donnent sur rien, et la seule par où on peut entrer et qu'on aurait cherchée en vain pendant cent ans, on y heurte sans le savoir et elle s'ouvre. ». À quel moment on cherche ? À quel moment on désespère (de trouver) ? Est-ce que nous entendons toujours ces avertissements ? Je crois que tout le monde, chacun est capable d’entendre ces avertissements. Alors pourquoi cela n’arrive pas tout le temps ? Et ce temps actuel, où tous nos temps –ou presque– se retrouvent enfermés entre quatre murs, est-il un temps propice à ce qu’une porte s’ouvre ? Quand tout ce qu’on peut, d’habitude, mettre de côté, à distance, pour respirer, on est assigné à y demeurer ?

— j’ai pensé à une phrase de Jacques Brel, prononcée dans une interview en 1971 : « Ce qu'il y a de plus dur pour un homme qui habiterait... Vilvorde et qui veut aller vivre à Hong Kong, c'est pas d'aller à Hong Kong. C'est de quitter Vilvorde. C'est ça qu'est difficile. » Je pense d’abord que c’est aussi difficile pour une femme. Mais seules des femmes pourraient le dire. Et puis, je me dis qu’en tous cas, quand je lis cet adage, Brel devait le connaître, lui. Ou, du moins, il y avait, dans sa formule, un écho à cet adage. Je ne peux pas aller à Vilvorde actuellement. Je ne peux même pas me rendre sur mon lieu de travail, retrouver mes élèves. Comment le supporter ?

— j’ai pensé à l’ouvrage théorique de Gérard Genette, Seuils, paru en 1987, présenté comme suit : « […] les œuvres littéraires, au moins depuis l’invention du livre moderne, ne se présentent jamais comme un texte nu : elles entourent celui-ci d’un appareil qui le complète et le protège en imposant un mode d’emploi et une interprétation […] ». Dans ce temps où entrent chez nous, par tous les médias, des sollicitations à la lecture, ce rappel qu’il y a des seuils à un texte me semble important. Du paratexte, du péritexte, au fond, c’est ce que je suis en train d’écrire. N’est-ce pas un avatar de tout cela ? Du texte écrit autour de textes. Textes de Brel, Genette, Proust... Je sais que certain.e.s de mes ami.e.s répugnent à lire les notes et les préfaces. Ils ne jurent que par LE texte. Vous lisez bien que je ne partage pas cette vision des choses. Par exemple, alors que beaucoup de gens (re)lisent actuellement (à raison) La peste de Camus, j’ai passé un petit moment à aller lire les pages du journal de l’auteur correspondant à la période de rédaction du roman, et puis la notice dans mon édition de la Pléiade. Je crois qu’il y a une vie dans ces seuils, et ce sont des manières différentes d’entreprendre ou reprendre le voyage.

— j’ai pensé à Raymond Devos et son texte « La porte ». Il imagine un spectateur qui lui demande d’improviser à partir d’une situation où son propriétaire, parce qu’il n’a pas reçu son loyer, lui demande de prendre la porte. Devos embarque son spectateur imaginaire (et téméraire !) en lui répondant qu’il prend la porte, et qu’il l’emporte avec son chambranle. En ce moment, on ne peut pas prendre la porte. Certains essaient, s’en vont. Ils veulent profiter de leurs vacances. Mais, ces vacances sont des vacances de quoi ? Le vide est partout. Et il y a ceux qui travaillent et désespèrent de revoir venir ce vide, un jour.

Enfermés, nous vivons un moment de rencontre avec les (éventuelles voire insoupçonnées) portes que nous avons en nous. Est-ce que Jacques Brel l’aurait supporté, lui qui aspirait toujours à l’étape suivante ? Qu’est-ce que Devos aurait écrit sur cette situation absurde où, pour agir, il nous faut ne pas bouger ? Qu’est-ce que Gérard Genette en pense ? Quant à Proust, n’a-t-il pas passé toute une partie de sa vie confiné ?

Mes portes actuelles, je les avais construites avant et je suis dans un pendant où je découvre ce que je supporte et ce qui m’insupporte. Ce qui est important et ce qui me fait dire : « Peu importe. » Je les ai construites dans des situations tout à fait différentes, car la situation actuelle est exceptionnelle. Cette situation fait partie de ces moments déterminants qui ont fait écrire à Simone de Beauvoir (La force de l’âge, 1960) : « Je me rappelle mon arrivée à Marseille comme si elle avait marqué dans mon histoire un tournant absolument neuf. » Nous sommes quelques-uns à vouloir que ce « tournant » soit réel dans nos sociétés. Qu’il ne soit pas ce tournant que pour nous, que chez nous, entre nos quatre murs. Que nous soyons en train de vivre, de continuer de fabriquer une porte, un moment de transition. Et nous ne pouvons pas la reconnaître, le connaître tant que nous ne l’avons pas vécu.

Est-ce que nous allons continuer à faire comme si tout était comme avant ? Sommes-nous prêts à passer la porte et nous (re)trouver, nous découvrir... après ? Jacques Lacan utilisait la notion d’après-coup pour évoquer ces moments où, dans nos vies, quelque chose se rappelle à nous et nous fait agir autrement ; une chose que nous avions vécue il y a longtemps, sans que cela ait semblé laisser de traces. Mais cela attendait son heure. Et cela aurait pu ne jamais trouver son heure. Cela attendait une rencontre. Un peu comme la madeleine de Proust, justement. Comme le spectateur de Devos.

D’ailleurs Beauvoir écrit aussi, juste avant : « Dans toute mon existence, je n’ai connu aucun instant que je puisse qualifier de décisif ; mais certains se sont rétrospectivement chargés d’un sens si lourd qu’ils émergent de mon passé avec l’éclat des grands événements. ». Ce ne sont pas les instants qui décident à notre place. Cela vient de loin. D’autres portes, passées inaperçues, qu’on a passées sans s’en apercevoir.

C’est peut-être donc aussi dans tout le temps passé à construire ce qui nous permettra de franchir ce trajet jusqu’à la porte que se jouent les transitions. Dans ces rencontres entre nos souvenirs et l’instant présent, durant lesquelles se jouent des transitions vers l’après à venir.