Adage n°43.3.

 

Parez la pierre, elle devient merveille.

 
 

Michèle Rosellini

16/07/2022

Je ne connaissais pas cet adage, mais sa vérité me frappe comme une évidence. J’en ai fait l’expérience très tôt. J’avais cinq ans et demi, je passais les vacances dans une grande maison que mes parents louaient chaque été à la montagne avec d’autres familles pour offrir deux mois durant le « bon air » à leurs enfants élevés en ville. Les enfants étaient libres de leurs mouvements dans le grand terrain qui entourait la maison : une sorte de colonie de vacances sous la surveillance très relâchée des parents. Les autres enfants étaient plus audacieux que moi, et je me sentais plus observatrice qu’actrice de leurs jeux. Cette position était déjà comme un destin, contre lequel je me bats aujourd’hui encore. Un épisode particulier m’a fait éprouver le poids de mon insignifiance. Tout à fait anodin, en apparence, du moins en son début. Le paysan qui nous louait la maison a déposé un matin sur le perron une courgette montée en graine et probablement invendable tant son volume excédait la norme. Il avait sans doute pensé qu’on pourrait l’accommoder en gratin pour notre nombreuse maisonnée. Une petite-fille de mon âge, dont j’enviais déjà la capacité à capter l’attention du groupe, s’est emparée de cette quasi-courge et l’a emmaillotée dans le burnous de son poupon – une sorte de cape en laine tricotée avec capuche qui était à l’époque un vêtement courant pour les bébés. Ce geste d’appropriation a suffi à métamorphoser le légume mis au rebut en objet de désir. Alors qu’elle le berçait en le couvant des yeux, comme elle l’avait vu faire aux mères de notre petite société, les autres enfants s’approchaient pour lui demander la permission de le tenir un moment dans leurs bras. Alors s’est matérialisée la hiérarchie de la cour dont elle était la souveraine : l’ordre d’accès au « bébé » ainsi que le temps de bercement étaient soigneusement calculés en fonction du degré de proximité qu’entretenait le ou la postulant.e avec sa propriétaire. Je ne me suis pas mise sur les rangs, consciente obscurément que ce que je désirais, ce n’était pas tenir entre mes bras le fétiche improvisé, mais posséder ce pouvoir irradiant – que la fillette avait exercé avec tant d’aisance – de transformer n’importe quoi en une merveille admirée de tous. Je garde intacte dans ma mémoire cette première brûlure de l’envie désespérée d’être un.e autre que moi.

Cette forme d’envie, j’ai eu l’occasion sinon de l’apaiser du moins de la mettre en perspective quelques années plus tard, quand, au hasard de mes lectures d’enfance, j’ai retrouvé, chez Tom Sawyer, le héros de Marc Twain, cet art de rendre désirable un objet méprisable. Au début du roman, la tante de Tom l’a puni de quelque méfait en l’obligeant à repeindre la palissade du jardin un samedi après-midi. Bien qu’intérieurement accablé par ce travail fastidieux, Tom se met à surjouer la joie et l’entrain, sifflotant et maniant son pinceau avec allégresse, quand il voit approcher un camarade de classe en quête de distraction. Il n’a pas de peine à le persuader que recouvrir la vieille palissade grisâtre d’une couche de peinture blanche est l’activité la plus exaltante au monde. L’autre lui cède aussitôt la pomme qu’il s’apprêtait à croquer en échange de la permission de tenir à son tour le pinceau. Et très vite s’assemblent, en une longue file d’attente, tous les gamins des alentours désireux d’obtenir un petit moment de ce précieux privilège, et prêts pour cela à déposer entre les mains de son détenteur un présent de valeur équivalente. La palissade se trouve ainsi couverte de deux couches épaisses de peinture avant la fin de la journée, sans le concours de Tom et à son plus grand avantage. La lectrice novice que j’étais reconnut sans hésiter dans le scénario fictif la situation vécue douloureusement quelques années auparavant, en dépit des différences d’objet de la transmutation magique. Je vouais en conséquence une admiration totale à ce jeune héros si débrouillard.

Il m’a fallu bien des années encore pour comprendre que ce roman d’apprentissage paradoxal ne proposait pas aux lecteurs (et lectrices) son protagoniste comme un modèle moral, mais, tout au contraire, comme le représentant précoce de conduites sociales d’autant moins recommendables qu’elles étaient assurées d’un succès fondé sur la crédulité et le conformisme de groupe. Et, de fait, parer la pierre pour qu’elle devienne merveille n’est-il pas le secret du marketing publicitaire ?