Adage n°40.2.

 

Dindon perché, temps moullé

 
 

Michèle Rosellini

16/07/2022

Quelque chose me gêne dans cet adage. Ce n’est pas le fait qu’il s’agisse plutôt d’un dicton météorologique, car cette assertion fondée sur une observation prétendument universelle pour servir de règle de conduite entre tout à fait par sa structure dans la grande famille des adages. Non, ce qui me pose problème, c’est le dindon. La variante du dicton me paraît bien plus claire : « Quand les pigeons sont perchés, la pluie est annoncée ». Car les pigeons, même s’ils se font plus rares dans les villes, tout un chacun a pu les observer. Qu’ils cessent de voler quand le ciel est menaçant et se mettent à l’abri dans les arbres ou sur les appuis de fenêtres paraît un comportement tout à fait logique. Mais les dindons ? Je ne suis pas sûre que ces grosses bêtes claudicantes soient capables de voler au-delà de quelques mètres. Dans leur cas, se percher ne serait donc pas une option alternative au vol. Mais peut-être ce comportement reste-t-il un signe avant-coureur de l’averse ? Un petit tour sur google, cette foire aux savoirs hétéroclites, m’apprend tout sur les perchoirs à dindons, de leur technique de fabrication à leur utilité dans les élevages … il y a même des photos. Le perchoir en gradins est de fait un abri en bois ouvert sur un côté, qui sert d’aire de repos à ces voraces volatiles ordinairement occupés à déambuler dans leur enclos à la recherche de nourriture. Les vendeurs de perchoirs en vantent sur le web les vertus anti-stress indispensables à la santé des élevages. Le dindon s’y délasse de la cohue gloussante et affairée de ses congénères en adoptant pour un temps l’immobilité et l’élévation. Ce peut être aussi un refuge à l’approche de dangers. Mais la pluie en fait-elle partie ? Je lis encore que sa surcharge calorique met le dindon à l’abri du froid et de l’humidité. Me voilà donc confortée dans ma conviction que le dicton marche mieux avec les pigeons. Cependant cette incongruité qui fragilise le dicton le rend disponible à son usage comme adage.

Le dindon perché, en effet, peut faire métaphore. Les penseurs ont toujours affectionné les perchoirs. Montaigne du haut de sa tour assumait volontiers le stigmate qu’Aristophane avait infligé à Socrate en le représentant suspendu dans son « pensoir », une nacelle hissée par des cables dans les hauteurs du théâtre. C’était là leur façon, à la fois retirée et exposée, de philosopher par gros temps. Mais ce « temps mouillé » – perte de la démocratie pour l’un, guerres civiles pour l’autre –, ils le dénonçaient plutôt qu’ils ne l’annonçaient. Aujourd’hui même combien sommes-nous à devoir à nos positions perchées la poursuite de notre activité de recherche et d’écriture dans un monde cerné par les menaces ? Pour ma part le perchoir est littéral : j’écris ces lignes devant une fenêtre ouverte sur la colline en terrasses dévalant jusqu’au ruisseau en contrebas. La vision du paysage en surplomb me paraît la condition de la pensée et de l’écriture. C’est ainsi que j’apprivoise en moi le dodu dindon qui m’alourdit et me porte à me traîner à ras de terre. Mais au moment même où je m’allège, je me reproche de renoncer à toute activité militante, qui m’engagerait, les pieds sur terre, dans les combats urgents à mener collectivement.

La question cruciale peut donc également se formuler par un proverbe : comment ne pas être le dindon de la farce ?