Abécédaire

 
 Casse-tête n° 2
 
 


Gilbert Cabasso

08/11/2014

On devrait quelquefois passer de l’anthropologie à la géographie pour penser à nouveaux frais les relations de l’âme et du corps : le « casse-tête » nous en fournit un excellent exemple.

   En Océanie, le mot dit la chose même, au pied de la lettre : en anglais, c’est un « war-club », un outil, parfois en « bec d’oiseau », spécialement conçu pour fracasser le crâne de son ennemi. On en voit de beaux spécimens au Musée du Quai Branly.

   Si l’on remonte vers le nord-ouest, la Chine nous en donnera une autre idée : la tête, ici, n’est plus le crâne, mais l’esprit se heurtant aux difficultés qu’un autre esprit saura produire, exigeant de lui patience et sagacité, dans l’art de recomposer ce qu’un artifice rusé aura auparavant défait, comme on le fait d’un puzzle. Et plus lointaine en est l’origine, plus grande en sera la difficulté. L’étranger, forcément « barbare », ne manquera pas de nous paraître un tantinet cruel. Raison pour laquelle le casse-tête s’apparentera alors à un véritable supplice… chinois, comme il se doit.

   L’Occident, en son extrême douceur, se contentera d’y voir l’objet sur lequel s’exerce l’activité d’une intelligence déliée, vouée au jeu, s’efforçant de dénouer les problèmes auxquels elle prend plaisir à se confronter. Jouissance des épreuves que l’esprit fomente contre lui-même et se contraint à surmonter !

   Paradoxe des temps modernes : on aime les casse-tête, dès l’enfance, à la condition qu’ils ne nous la « prennent » pas ! Ne surtout pas se « prendre la tête » ! S’abandonner passivement aux jeux d’adresse virtuels ou réels, y dépenser toute l’énergie que l’on aura, sans trop (y) penser, sans la vaine fatigue des méninges.

   Du crâne aux méninges, image de la pensée en acte, nous parcourons de vastes espaces et circulons d’est en ouest, des horreurs sanglantes aux jeux d’esprit dont nous ne pouvons nous passer. Du casse-tête, toute réalité pourrait finir par être l’équivalent, sur laquelle nous courons le risque de nous casser les dents.