Abécédaire

 
 Bibliothèque n° 2
 
 


Nathalie Kremer

01/11/2014

Combien de livres faut-il pour pouvoir parler de bibliothèque ? Peut-être est-ce l’espace qui en décide : ne parle-t-on pas d’armoire-bibliothèque ou de bibliothèque dès qu’un pan de mur est couvert de livres plus ou moins alignés sur des étagères (ou boîtes, caisses de vin superposées, planches improvisées…) ? Mais les livres peuvent aller jusqu’à envahir l’espace entier d’un édifice, monument réaffecté ou construit spécialement pour les abriter. Les livres y sont idéalement classés dans des rayonnages, et les rayons de livres forment des couloirs, les couloirs se rangent en étages. La bibliothèque, alors, est un cap, le lieu du basculement des visiteurs en lecteurs. Le visiteur déambule, traîne, s’arrête, se retourne, effleure les livres alignés. Étagères, escaliers et étiquettes relient les livres horizontalement et verticalement pour guider le visiteur dans sa métamorphose en lecteur.

Le plus souvent, l’errance est précédée d’une recherche dans le catalogue offrant le classement en liste des livres, de tous les livres rangés dans l’édifice. Le potentiel lecteur parcourt les sentiers virtuels du catalogue et transcrit le numéro de classement du livre comme il peut, sur un bout de papier, sur une page arrachée de son agenda ou sur une note électronique de son téléphone portable. La recherche du livre, le numéro à la main, a alors quelque chose d’un parcours détective à travers cette série de couvertures de livres rangés verticalement sur les rayonnages horizontaux : livres alignés, livres sans nom, jusqu’à ce que le numéro griffonné sur le bout de papier concorde avec le numéro de l’étiquette, et que, comme par magie, le titre, le nom apparaît, et le livre prend corps, la déambulation s’arrête, le visiteur devient lecteur. Il retire le livre du rayon : pour qu’elle vive, la bibliothèque doit se déposséder momentanément.

Mais il y a aussi le visiteur qui parcourt les rayons sans avoir rien noté d’avance : son errance devient piétinement devant une rangée de livres, ses yeux effleurent les couvertures, sa main tire des volumes hors de leur impeccable alignement. Pour lui les livres ne sont pas des étiquettes sans corps, mais des corps identifiables, et ses yeux scrutent les séries pour déchiffrer les noms, les titres – jusqu’au moment de la trouvaille : du Livre insoupçonné et annonciateur. Les livres qui restent, ceux que la main n’aura pas retirés, ceux que les yeux n’auront pas effleurés, sont la bibliothèque immuable : livres rangés à côté de la place laissée vide, traitant d’un sujet voisin, d’un sujet proche : livres presque livres, qui ne prendront pas corps, qui ne restent qu’étiquette sur un rayon, parmi les rayons, parmi les rangées, parmi les étages. Ces livres peuplent l’ombre, le silence de la bibliothèque, dans l’attente qu’une main les sorte de l’anonyme ligne de livres, les ouvre, les emporte peut-être. Mais le lecteur n’est jamais omnilecteur : on ne peut pas tout lire. La bibliothèque seule est un Tout, une Babel.

Et dans cette Babel il y a aussi, derrière ces rayons d’étiquettes, des livres sans corps, les autres livres, les autres couloirs avec d’autres escaliers, ceux cachés dans les magasins dont nous parle Jacques Roubaud avec passion. Eux aussi peuplent la bibliothèque virtuelle du catalogue avec leur numéro spécial, mais ils ne sont pas pour le visiteur : ils ne seront touchés, feuilletés, lus que lorsqu’ils sortiront de leur repaire, à la demande expresse et écrite du seul lecteur.

Et puis il y a dans la bibliothèque tous les volumes qui n’ont pas d’étiquette et qui ne figurent pas dans la bibliothèque virtuelle qu’est le catalogue mais dont parlent tous les livres qui habitent les rayonnages. On ne les trouvera pas, on ne les touchera pas, jamais ils ne laisseront une place vide : ce sont les livres perdus, livres-fantômes disparus, brûlés, effeuillés, oubliés. N’est donc véritablement immuable que la bibliothèque des livres perdus, qui continuent à nous hanter. Telle est la bibliothèque d’Alexandrie, l’une des sept merveilles du monde, qu’on ne finit pas de rêver.


   

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