Abécédaire

 

 
Oblique n°2
 
 


Brice Tabeling

06/04/2019

 

 

Pour définir « oblique », les dictionnaires mobilisent l’horizon : « qui n’est ni parallèle, ni perpendiculaire à l’horizon », disent-ils. Le terme récupère ainsi, quoique sous la forme de la négation, un bout d’universel, celui d’une expérience commune et/ou d’une réalité avérée, géographique, nucléaire même (car c’est notre planète et de là, tout un système astral, cosmique qui s’invite dans « oblique »). La norme qu’« oblique » enfreint (et donc relance) est massive et grave : elle pose qu’il y a du réel, qu’on peut l’identifier, s’y accorder, en discuter et l’expliquer. Pour dire d’une chose qu’elle est « oblique », il faut être géomètre, mais aussi un peu navigateur et astrophysicien (ou cosmonaute) ; surtout, il faut avoir bon pied, bon œil. Le myope ou l’ivrogne, ou celui qui a des vertiges n’ont, dans cette perspective, pas le droit (sinon pour rire, pour faire les fous) de dire d’une chose qu’elle est « oblique ». Bien sûr, il y a d’autres usages, figuratifs ou spécialisés, mais ne sont-ils pas tous redevables d’une manière ou d’une autre à l’horizon ?

On peut cependant, en s’aidant de l’étymologie, aborder le terme « oblique » par un autre bout qui fait l’économie d’un horizon commun. « Oblique » désignerait alors une obstination (ob-, « vers », « face », « devant ») dans le détour (liquus, de λέχριος, « transversal », « incliné », « oblique »), une insistance dans la sinuosité. Dans les Métamorphoses, Ovide l’emploie pour qualifier le regard de l’Envie (« Illa deam obliquo fugientem lumine cernens », 2, 787 »). Je trouve qu’au contact de cette déesse, le terme gagne une soudaine clarté, car y a-t-il quelque chose de plus insistant, jusqu’à la douleur parfois, qu’un regard envieux ? et que regarde-t-il ce regard ? Non pas l’objet d’un désir, mais un sujet emportant cet objet et devenant par là l’objet véritable de ce désir, soudain exacerbé. Bref, ce regard de l’Envie réalise ce que serait une persévérance (alors optique) pour un détournement, une obstination dans l’indirect. Ce serait l’oblique même.

Néanmoins, ce qui m’intéresse dans « oblique », c’est moins ce qui précède que ce que le terme désigne quand on le rapporte à la pensée ou à un argument. C’est mon principal usage, mais la manière dont je le justifie est fluctuante. S’agit-il d’indiquer une rhétorique qui dissimule ses intentions comme, par exemple, lorsque je qualifie, à la suite d’autres auteurs, d’« obliques » les stratégies argumentatives des libertins au XVIIe siècle ? L’« oblique » serait alors un mode d’apparition spécifique du sens qui aurait à voir avec l’implicite, le non-dit, l’ésotérique ; c’est-à-dire qu’il serait en fait et avant tout un mode interprétatif qui va chercher le sens à l’opposé de là où il apparaît. Cela peut paraître efficace et malin ; c’est souvent une tâche infinie, car, dès lors que le sens d’un énoncé est donné comme « oblique », le véritable « oblique » ne devient-il pas le « droit » (et ainsi de suite) ?

Mais « oblique » ne qualifie-t-il aussi un mode de pensée qui traverse (transperce, transgresse) l’ordre habituel (logique) du raisonnement ? « Oblique » serait alors moins une manière de (ne pas) dire qu’une façon de représenter spatialement l’orientation de la pensée afin de qualifier la forme de son déploiement (l’énergie de son attaque); il y aurait ainsi, de même que le rythme ou le tempo (chez Loraux) ou la surface (chez Deleuze), une angulation ou une courbure de la pensée qu’« oblique » permettrait de nommer. Cet oblique-là échappe à la circularité un peu ennuyeuse de l’oblique de la dissimulation en considérant l’univers intellectuel comme un paysage fait de volumes et de trajectoires plus ou moins vives plutôt que comme une suite exclusivement langagière d’arguments et de raisons.

* * *

Madison est une ville du Wisconsin connue à la fois pour son Capitole, un gigantesque bâtiment blanc sur le modèle du Capitole de Washington, et sa situation géographique originale, le centre-ville se tenant entre deux lacs sur un isthme qui mesure moins de deux kilomètres de large. Sur l’isthme, les rues sont quadrillées à l’américaine, c’est-à-dire en une série rigoureuse de parallèles et de perpendiculaires. Mais la rue d’où j’écris, Hamilton Street, enfreint spectaculairement ce quadrillage en le traversant à la diagonale. Lorsqu’on l’emprunte, il y a ainsi un court moment de désorientation et de vertige : on hésite sur la position des lacs, toutes les intersections ont un angle inattendu, le monde semble tout à coup courbe et ivre. Mais la véritable surprise se trouve au bout de la rue, car, au terme d’une courte montée, ce qui apparaît soudain c’est le Capitole ; or, il apparaît à angle droit. L’immense bâtiment est en effet désaxé par rapport à l’ensemble des rues ; seules deux rues, State Street et Hamilton Street, se règlent sur son orientation. C’est ainsi à l’embouchure d’Hamilton Street que se trouve son entrée la plus  monumentale (fronton à l’antique avec immenses colonnes et allégories triomphales). L’ordre le plus frappant, la norme la plus brutale et la plus vulgaire (l’éclat crème Chantilly de la puissance souveraine américaine), c’est donc l’oblique qui y mène. Ou encore : l’oblique est le droit (c’est-à-dire aussi, considérant la fonction politique du Capitole, le Droit).

L’isthme de Madison me semble ainsi représenter parfaitement le piège à la Möbius de l’oblique et du droit. Quand, fatigué de cette dialectique vaine, je désire y échapper, je vais me promener le long des lacs et regarder les oiseaux faire des ronds dans le ciel.

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