Abécédaire

 

 
Vue n° 2
 
 


Gilbert Cabasso

23/06/2018

 

 

Notre vue nous fait voir, comme notre ouïe nous fait entendre. La vue ouvre le corps aux contours, aux formes, aux couleurs du monde. La vue colore le monde. Voir, jusqu’aux délices des apparences dont on se moquerait qu’elles nous trompent. Aimer ce qui rend visible, à quoi l’art s’emploie, sous toutes ses modalités, sous toutes ses perspectives.

Mais je ne sais plus, maintenant : si l’on me parle d’une « bonne vue », je comprends qu’il s’agit de mon œil. La vue peut baisser, se perdre. Drame. Mais la « bonne » vue n’est pas la « belle » vue, qui n’est rien d’autre que ce qui se donne à voir, qui s’offre au regard. Un beau point de vue déploie le paysage, de préférence de haut, jusqu’à le révéler. Je renâcle, cependant, à singulariser ce point, préférant au contraire le faire varier, jusqu’à courir le risque de penser que la réalité n’est rien d’autre que son infinie multiplication.

On frise alors l’aporie : « Tomberiez-vous dans le sommaire relativisme de l’équivalence des points de vue ? » Non ! Mais s’efforcer à voir le monde du point de vue de l’araignée, de l’aigle, de l’éléphant ou du cancrelat, plus simplement, du point de vue d’autrui, de tout autre, n’est-ce pas un premier pas vers ce qui nous libère de nous-mêmes ? Refuser le point de vue de l’absolue souveraineté altière et dominatrice n’est pas renoncer à la quête de raisons partagées, jusqu’au point de rupture où nous cesserions de nous parler.

« Le plus insupportable dans la perte, serait-ce la perte de vue ? Annoncerait-elle, chez l’autre, l’absolu retrait d’amour et, en nous, l’inquiétude d’une infirmité foncière : ne pas être capable d’aimer l’invisible ? » (J.-B. Pontalis, Perdre de vue)

 

 

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