Abécédaire

 

 
Publicité n° 2
 
 


Pierre-Élie Pichot

21/04/2018

 

 

Juge et partie ! Vendu, l’arbitre ! Son père adhère à Casseurs de pub, son frère milite dans la Résistance à l’agression publicitaire.

C’est vrai, il m’arrive de penser que tous nos maux nous viennent de la publicité, la pire de toutes les sortes de matraquage. N’est-elle pas devenue le modèle de tous nos messages publics ? N’est-elle pas le vice caché de notre libéralisme, comme la télévision est le vice caché de notre démocratie ? Mensongère jusque dans son nom, la publicité ne vient pas du public, au contraire.

« Industrie », « information », « économie », « journal », « laïcité », « civilité », « entreprise », « justice » et, hélas, « publicité » : dans (ou par) le débat public, nos plus belles armes nous ont été volées. Mais quel dieu boiteux nous en fabriquera de meilleures ?

*

Ce mois d’avril 2018 a lieu à Caen un colloque intitulé « Publicité pour la littérature », qui se propose d’étudier « le marketing du monde des lettres ». J’y lis le même esprit de provocation qui animait Jean-Michel Place instituant, en 1983, le « Marché de la poésie », et Rimbaud, le marchand d’armes, dans « Solde » : « À vendre les corps, les voix… »

À ceci près que Rimbaud plaçait devant ses contradictions un libéralisme qui se voulait encore moral. Cela fait bien longtemps qu’il a quitté cette prétention. « L’art » ne nous outrage plus tant que les prix de son « marché ». Si Rimbaud revenait aujourd’hui, comment parviendrait-il à nous heurter autant et plus que notre Trump, notre télé-réalité et notre publicité ?

*

Un soir d’hiver 2011, je me rends, comme chaque vendredi, au lycée professionnel Marcel Sembat de Villeurbanne (ville au ban). Les élèves sortent leur devoir de français qui, ce soir-là, les intéresse : « Rédigez les dialogues d’une publicité ». J’approche un lycéen, D., presque mon âge, un bras plâtré. Il veut écrire une publicité pour un dentifrice, à la menthe. Son dentifrice est le meilleur dentifrice, mais il ne saurait pas expliquer pourquoi. Nous cherchons ensemble. Aucune idée ne lui vient, et il n’a pas l’air de trouver les miennes très convaincantes. Il me raconte qu’il veut battre Z. à ce devoir : Z. a toujours une meilleure note que lui. Cette fois, Z. a préparé une publicité pour une voiture. Elle est déjà rédigée ; D. commence à perdre espoir. Il me raconte, sans que je lui demande, comment il s’est cassé le poignet : il a cogné du poing contre un mur, un soir où ses parents se disputaient.

Je ne me souviens plus du reste : seulement que nous n’avons pas achevé son devoir, et qu’à la fin de l’heure, la classe entière était fâchée contre moi, parce que j’avais soutenu que la publicité « n’était pas un art ». Les élèves en avaient été injuriés comme par un blasphème. Je les comprends, contre l’andouille que j’étais : quel « art » s’adresse jamais à ce « public », sinon elle, la « publicité » ? Et quand leurs parents se disputent, et qu’ils ne peuvent, comme moi au lycée, lire ou fuguer, quelle fantaisie, même vénale, leur parle encore aimablement ?

De cette première expérience d’enseignement, j’ai tiré une leçon définitive : je ferais un mauvais publicitaire. Pourtant, dans les facs, dans les classes préparatoires et dans les lycées même, les recruteurs distribuent aux « littéraires » de joyeux flyeurs, qui leur promettent un grand avenir (ou juste un avenir, on n’est pas regardant) « dans la publicité ». « Littéraires, on a besoin de vous… » — comment ne pas être tenté ? — « … besoin de votre imagination, ici, dans la comm’, dans la publicité, et vous aurez enfin sur les esprits le charme sorcier que n’aura jamais aucun de vos cours de français… »

 

 

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