Abécédaire

 

 
Nage n° 3
 
 


Sylvie Cadinot-Romerio

10/03/2018

 

 

Je me demande si pour bien apprécier le mot « nage », il ne faut pas être sur un bateau.

 

Là, on l’entend toujours avec plaisir : quand, loin du rivage, le vent tombé, la voile affalée, on vous demande d’allonger la nage, c’est comme si l’on réveillait le monde ancien des sens premiers (quand le mot désignait encore les mouvements de la rame), et avec lui, toute la poésie des choses de la mer : ne dirait-on pas que tout y a un nom, venu d’un temps immémorial ?

 

En revanche, à terre et dans ses sens usuels, le mot « nage » perd de son charme.

 

Ce n’est pas seulement à cause des expressions figurées qu’on forme à partir de lui et qui ne sont guère heureuses, qui demandent à ce qu’on n’ait pas trop d’imagination (un comble pour des images, même figées) : si, à l’annonce d’un homard à la nage ou d’un ami en retard tout en nage, vous voyez apparaître, comme en surimpression, un plan d’eau, même le plus transparent qui soit…, vous aurez du mal à retenir un mouvement de recul.

 

Mais si « nage » manque d’attrait, c’est surtout en raison de sa rigidité d’emploi dans son sens littéral, une rigidité telle qu’on en vient à se demander s’il ne trahit pas sa propre cause.

 

Il suffit de voir combien le mot s’offre peu aux nuances, ce qu’a fait de lui par exemple un adjectif aussi insoupçonnable que « libre » : un terme technique. Certes il l’est moins que « natation » mais il est toujours menacé de spécialisation, même avec des termes qui invitent à la rêverie comme « papillon » ou « indienne ». Le seul recours dont on dispose, c’est l’indéfini qui efface les contours : avec lui devient enfin possible… « une lente et silencieuse nage ».

 

Le problème de « nage », au fond, c’est qu’il est un nom d’action, et qu’en tant que nom, il n’envisage l’action que globalement et presque abstraitement, sa durée seulement supposée, son individuation seulement permise. Et vous avez beau les actualiser, dire « ma longue nage », vous échouez à évoquer tout le bonheur que vous vivez quand vous nagez.

 

Sa trahison est une trahison de déverbal : avec lui se perd ce qu’un verbe peut seul saisir : « je nage », « je nageais », cette expérience presque magique, à la fois, du temps, de l’étendue, et de soi-même au monde.

 

Il faut un verbe, en effet, pour dire ce moment vivant qui s’étire…, cette durée qui paraît sans limite parce que, déchargé de sa pesanteur, son corps est devenu respiration : il fait corps avec l’espace où il glisse et qui s’étend au-devant de lui, fluide.

 

Il faut aussi un verbe pour pouvoir lui associer toutes les circonstances qui font de cette expérience l’une des plus heureuses que l’on puisse vivre dans la nature (car, en piscine, on ne fait que s’exercer – ou se souvenir) : la mer calme, un peu au large, transparente, la mer qui porte (on a jeté l’ancre et plongé de son petit bateau, on s’amuse à s’éloigner et à revenir), ou bien le lac qui enveloppe de ses montagnes dès qu’on se redresse et qu’on regarde au loin (on a décidé, un jour de grand soleil, de le traverser, son eau attiédie, miroitante) : le monde, enfin, dans lequel en nageant, on a le sentiment d’être – un élément parmi les éléments.