Abécédaire

 

 

Invasion n° 2




Lise Forment

18/02/2017



 

1. L’invasion supporte facilement l’amplification par le pluriel.

2. Au pluriel, les invasions sont dites « grandes » et « barbares ».

3. Grandes et barbares, les invasions menacent toujours un ordre. Ordre du corps, organigramme de l’organisme (l’invasion des méchants microbes et des vilains virus), ordre du sommeil (les attaques des aoûtats, ou plus récemment, des moustiques-tigres et des punaises de lit), ordre du jardin plus ou moins « à la française » (la prolifération des pucerons et liserons), ordre de la civilisation, ordre de la nation une et indivisible, ordre des États souverains : le périmètre à défendre varie mais les envahisseurs viennent, par définition, de l’extérieur.

4. Venant de l’extérieur, les envahisseurs sont vus comme des ennemis ; l’invasion est intrusion, pénétration, contagion, propagation, destruction. Souvenirs de nos années scolaires passées entre les sauvages du Nord et les barbares de l’Est : Perses et Scythes chez les Grecs, Huns et Goths chez les Romains, avant que ne commencent les raids et pillages des Vikings. Des images surgissent, qu’on dirait tout droit sorties d’Astérix : ces invasions-là sont si lointaines qu’elles se distinguent mal des mythes et légendes. Mais c’est là, peut-être, la marque des traumatismes.

Changement de registre : impossible d’avancer à sauts et gambades quand il n’est plus question de pucerons. Effroi de voir s’allonger la liste des menaces, la liste de ceux à qui, tour à tour, au fil de l’Histoire, on donne le visage de l’envahisseur. Le supposé « péril » oriental aujourd’hui : Afghans, Syriens, Irakiens (aux côtés d’autres encore, venus plutôt du Sud : Soudanais, Somaliens, Érythréens). Des visions obsédantes : les flux de Lampedusa, les flots de Mare nostrum, les affiches anti-réfugiés sur les murs de Béziers : « Ça y est, ils arrivent… » Aux images d’Épinal portraiturant les conquérants redoutés, Attila et Genghis Khan, se substituent les photographies de visages hébétés par l’épuisement et la douleur. Et la liste des prétendus envahisseurs croît, inexorablement, sous les yeux terrifiés d’« autochtones » qui se rêvent repus et repliés, protégés du Nord, du Sud et de l’Est.

Et l’Ouest alors dans tout cela ? L’Ouest ne fait-il que se conquérir ou s’envahir ? L’Ouest ne fait-il que conquérir sans envahir ? La conquête de l’Ouest, les conquêtes de l’Ouest : on s’y perd. Mais on se méfie de ce revers glorieux de l’invasion et on commence à bien connaître, tout de même, l’autre face de l’impérialisme, quand les plus puissants se disent sous la menace d’une extinction, à la merci d’un « grand remplacement », victimes annoncées d’un irrémédiable déclin.

 

5. Le Déclin de l’empire américain, Les Invasions barbares, L’Âge des ténèbres : l’invasion fait son cinéma et, le plus souvent, n’emprunte ni la voie métaphorique ni la voix satirique d’un Denys Arcand. On peut tenter de rire, malgré les tragédies, des parodies (me reviennent en mémoire les films de mon adolescence : Mars attacks! et Starship troopers par exemple). Au cinéma, l’invasion n’a pas de bornes, elle est volontiers extraterrestre. Et qu’elle fonctionne si bien à l’écran nous dit aussi quelque chose de sa nature : l’invasion, si réelle et violente qu’elle puisse être, est d’abord une image.

6. Image des masses menaçantes. Fantasme correspondant de la singularité et / ou de la communauté toujours menacées. Imaginaire de soi, imaginaire d’un « nous », d’un espace vital à préserver, d’un espace qu’il faut bien, bon gré mal gré, partager. Conscience divisée, déchirée par des rêves contraires.

7. Rêves contraires : alors que je loue et prône des valeurs d’accueil, d’hospitalité, de disponibilité, je me sais hantée par ces fantasmes d’intrusion. Je me sens très facilement envahie. Et depuis qu’il me souvient d’avoir rêvé, un même cauchemar fait retour : je suis dans la maison où j’ai grandi, je vois la menace arriver au bout du chemin, j’échoue à verrouiller la porte d’entrée (la clé tourne dans le vide ou bien, quelquefois, je ne parviens pas à atteindre la poignée). Les intrus, quels qu’ils soient (cela va des ninjas aux nazis), finissent toujours par franchir mon seuil. Au mieux, je fuis et me réfugie dans la maison d’à côté, quand on accepte de m’y accueillir. Au pire…

Seule consolation au réveil : la certitude que ce cauchemar est commun, vieux comme le monde, partagé par beaucoup, sinon par tous ; et l’idée que ce mauvais rêve vient conjurer provisoirement l’angoisse – qu’il me permet, chaque matin, de la quitter et de sortir de moi pour aller vers le monde.

 

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