Abécédaire

 

 

Envie




Mathilde Faugère

14/01/2017



Elle avance, vieille femme aux yeux avides, au teint verdâtre, aux mains à la fois crispées et tendues ; un serpent tendu vers autrui, l’autre se retournant sur son crâne, elle rôde. De côté, elle passe, frôle, et va saisir le cœur de l’un, amener des malheurs sur l’autre, transformant chacun, à son tour, en malvoyant et en sorcier. Solipsiste, elle est scission d'autrui et, comme ses compagnes Jalousie et Convoitise, retourne l'intérêt en fiel, seulement. Elle est alors la tristesse à la vue du bonheur de quelqu’un, la joie à son malheur. Elle fait partie de celles et ceux, sentiments, passions, idées, à qui, à force de les croiser dans leur parcours du globe, dans les actions passées, dans le secret présent, on a donné un corps.

Les Grecs en avaient fait un dieu, malveillant et jaloux, les Latins une déesse aux cheveux de serpent, l’Église catholique en fit un péché, capital, le dernier, l’une des têtes et guides de l’armée des passions. À déchirer le cœur, elle se retourne contre celui qui la porte, elle dévore, racornit, elle rend jusqu’à la joie qu’elle procure haïssable.

Mais nous la confondons parfois, ou peut-être sont -elles plusieurs, et c’est très différent. La vieille femme, par le passage à la locution « avoir envie de », par la disparition du rapport à l’autre, par le passage au pluriel – fontaines de jouvence – , se transforme en jeune fille, regardant une pomme/un corps/une forme, s’élançant vers eux, libre, sans entraves. L’envie, alors détachée du bonheur ou du malheur d’autrui devient désir – envie de toi, envie de partir –, ou besoin – envie de mon lit, envie de manger – ; elle oscille, et fait osciller ceux qu’elle prend. Libérée de la morale comme de l’obligation de mesure, de volonté ou de nécessité, l’envie se tend, pulsion candide, vers le monde… vers des choses ? des gens ? des gens transformés en choses ? Cela reste à savoir, ou à ignorer. Lorsqu’on cherche à savoir : la candeur de la jeune fille est-elle si lointaine en fait de l’avidité consciente de l’allégorie précédente ? Elle choisit de fermer les yeux, moi aussi.

Prompte à l’obliger quand je la crois ainsi petite ou signe de liberté, je lui pardonne aussi souvent quand elle est tristesse, lorsque point passagèrement sur son visage, un peu tordu alors, les traits de la précédente, l’envieuse antique. Je les connais, et les reconnais. Je les défendrais presque, toutes deux, contre les ascétiques ou les désirants magnifiques : petites choses du monde les mieux partagées, elles susurrent dans nos oreilles « rien n’est fini. »