Abécédaire

 

 

Désir n°1



André Bayrou

19/11/2016



Le désir a quelque chose d’exorbitant que l’on retrouve dans les visages de dessin animé, quand les yeux s’arrachent de leurs orbites pour montrer l’envie d’un objet qui passe. Les visages réels sont moins démonstratifs : c’est vrai que les yeux peuvent s’ouvrir grand dans le désir, et devenir plus brillants, comme s’ils se couvraient de rosée – c’est comme ça que je m’imagine les yeux de biche. Mais j’ai plus souvent surpris, tourné vers d’autres ou vers moi, cet autre regard désirant qui vient par en-dessous, sous la mèche de cheveux ou la monture de lunette, à l’abri des paupières demi-closes qui donnent l’air nigaud ou endormi.

Je ne dirais pas exactement que tout désir est sexuel. Je dirais plutôt que le désir est ce par quoi le sexe se mélange au reste de la personnalité, au point qu’on ne sait plus très bien ce qui en est et ce qui n’en est pas.

En tout cas, le désir est polygame. La preuve, nulle notion n’a fondé autant de couples, à deux ou davantage :

désir / besoin

désir / plaisir

désir / amour / passion

désirs / cœur / raison

désir / appétit / envie / souhait / volonté

désir de sentir / désir de savoir / désir de dominer

sujet de désir / objet de désir / désir sans objet / désir de désirer… Et quoi encore ?

Pour l’ancêtre latin, desiderium, nom neutre, on m’a enseigné il y a longtemps que c’était un mot qui voulait dire le manque, le sentiment de l’absence. J’ai récemment trouvé, dans une page de Quignard qu’on me distribuait en séminaire, que la lecture nous « désidère » – nous rend absents. Si on veut davantage de présence ou d’incarnation, le vocabulaire latin nous offre d’autres désirs : libido, studium, et le plus ridicule, concupiscentia.

Je garde studium, qui a donné « l’étude ». Il me ramène au jeune paysan Perceval, rencontrant pour la première fois de sa vie des chevaliers sur leurs montures. Il voit les jeux de la lumière sur les cuirasses et se dit qu’il n’a jamais rien vu de plus beau, il les prend pour des anges. Le nombre de questions dont il les assomme, ces pauvres vieux. Il étudie tous les détails, le nom de chaque partie de l’armure, toutes les raisons qui président à cet état mystérieux de chevalier. Pourtant, il sait déjà tout ce qu’il veut savoir – qu’il veut être comme eux, et ne croira plus les mises en garde de sa mère.

Je ne crois pas qu’on puisse ôter à nos désirs ce qu’ils ont d’encombrant pour les autres. Très tôt, par mes désirs, je deviens importun, avec mes yeux de biche studieuse ; je pose trop de questions, j’attends trop de réponses, et n’écoute déjà plus celles qu’on me donne. Mais cet excès qui se nourrit de soi, dont on sent bien qu’il pourrait tout d’un coup s’éclipser, implique, en compensation, une capacité de renaissance à travers le temps : même s’il vient un jour à s’absenter, le désir finit toujours par reparaître, car on n’a jamais fini d’étudier.