Abécédaire

 

 

Désir n° 2



Ivan Gros

19/11/2016



Substantif masculin.

« Aspiration profonde d’un être envers un objet », « instinct qui pousse l’homme à satisfaire un besoin ». Synonymes : souhait, volonté, passion (liste non exhaustive). La grande généralité et le laconisme de ces deux définitions approximatives conviennent à peu près pour les cinq siècles écoulés. Comme le sens d’un mot intègre aussi les représentations qu’il véhicule, on ne peut pas s’en contenter. La métaphore dominante qui lui est associée est sans doute celle du feu. Pour la même période (XVI-XXI), on ne cesse de se consumer de désir. Sous l’impulsion des théories psychanalytiques, la spécialisation sexuelle du mot est relayée par la création d’un doublon – libido – qui augmente encore la fréquence de la métaphore de l’ignition. Bachelard lui consacre son célèbre essai. Avant d’être pulsion pour cet obscur objet insaisissable, interprétée comme une manifestation de l’inconscient, les conceptions naturalistes et vitalistes pensent le désir en termes physiques d’attraction charnelle. C’est alors la métaphore électromagnétique du désir qui marque durablement le langage : coup de foudre, courant de la passion, intensité de la charge érotique, amants électriques, frottements sensuels, étreinte galvanisée, électrolyse du cœur, extase électrochimique, brûlure à haut voltage, copule à force atomique, noirs désirs d’Electre, etc. (ces expressions sont presque toutes attestées). Partout le désir est semblable à la tension entre des pôles qui assurent le passage du courant. La métaphore électromagnétique du désir jusqu’ici n’est en rien choquante. Elle le devient quand on attribue aux bornes de la passion une différence de potentiel – en conformité avec ce que connaît des lois de la physique le moindre des bricoleurs qui a l’habitude de manipuler prises mâle et femelle et qui sait que deux bornes de signe contraire s’attirent tandis que deux bornes de même signe se repoussent. L’analogie sexuelle devient vite abusive. En effet, si deux pôles de même sexe entrent en contact, il n’y a tout simplement pas de différence de potentiel donc pas de tension électrique. La métaphore électromagnétique du désir est LGBT peu compatible parce qu’elle induit tout simplement l’homophobie. Quel est l’intérêt d’une telle remarque ? Montrer que nos représentations sont bornées et que les préjugés – et les idéologies – sont en partie inscrits dans la langue… Les métaphores sont des souricières sophistiqu(é)es qu’il faut, dans l’espoir d’un réenchantement, court-circuiter.

Elles le sont d’autant plus qu’elles sont elles-mêmes l’objet d’un désir. Littéraires, nous cédons peut-être trop souvent à la tentation du sens caché et au plaisir de tout érotiser – jusqu’à la langue elle-même. Fétichisme du mot, obsession étymologique, nos pulsions herméneutiques nous entraînent dans les bas-fonds de l’anti-intellectualisme. Chez Bachelard par exemple, le « désir de métaphores » culmine avec la volonté d’abolir le sens figuré. Pour la raison simple que dans sa doctrine tous les mots ont un double fond. Il suffit de gratter jusqu’à l’étymon – et steamer balançant ta mature, lève l’encre pour une exotique nature – on trouvera à tout vocable un sens premier qui permettra une interprétation à la lettre. Quand la littéralisation est systématique, la métaphore prolifère, l’exotisme est garanti et la pensée pèse. Mais elle ne nous dit rien.