Abécédaire

 

 
Abîme n° 1
 
 


Mathilde Faugère

24/09/2016

 

 

Vautrons-nous dedans.

J’aimerais un moment savoir me vautrer dans l’abîme – le mot, le vide –, oublier de le déjouer, de détourner le regard, d’utiliser des ruses. Perdre le réflexe de le mettre à distance, de l’historiciser, de le triturer pour en faire du signifiant – ah, cet accent circonflexe qui me nargue –, et tenter, pour une fois de le trouver, de le contempler dans son impossibilité. L’abîme, le vrai, avec une majuscule – de quoi qu’il soit fait, air, terre, intériorité. Toujours, l’intériorité.

Je suis sa trace.

« L’œil était dans la tombe et regardait Caïn ».
       La terre s’ouvre et les morts apparaissent, le ciel s’ouvre, et Dieu regarde Caïn. Le monde n’est plus complètement le monde ; avec la glaise la culpabilité du patriarche suinte, et se creuse en lui, autour de lui, par lui, caverneux, l’Abîme.

« Avez-vous quelquefois, calme et silencieux,
        Monté sur la montagne, en présence des cieux ? »
     L’avez-vous fait ? À chercher, j’arrive à la traversée des Abîmes aériennes, les romantiques, les sublimes. Il y a l’immensité de la montagne, masse vivante et grise au sortir des prés, puis l’abîme du néant et du vent des deux côtés de la crête, et l’abîme encore de la glace éblouissante de soleil. L’abîme enfin de l’air raréfié, si froid qu’il en brûle, trop dur, trop plein de ciel, et d’azur.

 « Il semblait étonner l’abîme. »
         Qui donc est capable d’étonner l’Abîme ? Non pas le fuir, ou même le contempler du haut d’un rocher lucrécien ou friedrichien, mais au milieu de la tempête d’électricité, de fureur, de nuées et d’eau, de rochers et de  vent, être là, se préparer, agir, couper des planches. Regarder l’abîme et lui dire : « J’ai soif, tu vas me donner à boire. »
         Gilliatt – ô tendresse – c’est toi qui l’étonne, et c’est grandiose, et c’est simple, ça parle tout à la fois de brise-lames, de tôle et de vapeurs couleur cendres. Grâce à toi, je le vois. Et tu (je ?) le vaincs.

– Tout cela est bien hugolien…

Oui.

– L’Abîme, le vrai, n’existe pas. 

Non. Et pourtant si.