Abécédaire

 

 
Pitié
 
 


Hélène Merlin-Kajman

09/04/2016

La pitié est un petit mot pointu, rapide, presque acide, et pour tout dire, plutôt pénible. Il fut un temps où il ne se distinguait guère de son doublon étymologique, « piété », aux sonorités mieux équilibrées sous la langue. Il en conserve une connotation religieuse nette, qui, dans le social, vire à la condescendances voire au mépris : l’être pitoyable, à des années lumières de Dieu (devant qui tous les hommes doivent crier miséricorde), court grand risque d’être placé à une pareille distance par celui qui ressent ce sentiment à son égard. Bien sûr, toutes les religions, je suppose, prescrivent au contraire la pitié (quand elles la prescrivent) comme exercice de proximité à autrui, comme élan, comme partage humble et doux de la condition mortelle. Il n’empêche : il entre un peu de dégoût dans la pitié. Et à moins qu’elle ne soit prononcée avec humour, la phrase « tu me fais pitié » jetée au camarade, à l’ami(e), au proche, n’est pas une proposition aimante, mais une menace ou une insulte.

Est-ce rassurant, le mot, me semble-t-il, est en train de sortir de l’usage ordinaire : la pitié n’est plus un sentiment franchement valorisé, et je ne me souviens pas d’avoir donné des leçons de pitié à mes enfants (alors que je leur ai donné des leçons de sympathie, de bienveillance ou de compassion, sans parler de l’auberge espagnole des leçons de tolérance). Aujourd’hui, si « pitié » conserve sa place dans notre langage courant, c’est surtout grâce à des syntagmes figés : outre la locution verbale « faire pitié » dont je viens d’évoquer un emploi possible, on peut citer « par pitié », ou encore l’interjection « pitié », familière et rieuse, très prisée des adolescents jusqu’à il y a peu (et peut-être encore maintenant, je ne sais).

En revanche, dans le lexique critique, la pitié s’est définitivement incrustée : elle entre dans la composition de la célèbre catharsis, subtile alchimie de terreur et de pitié, et de purgation des émotions de ce genre, nous transmet Aristote. Au XVIIe, la traduction n’était pas fixée : on pouvait dire aussi « commisération » ou « compassion ». Ce qui frappe dans ces deux termes, par différence avec « pitié », c’est le préfixe – le « cum » latin. Compatir : souffrir avec. Il y a du commun. C’est bien là ce que la pitié a raté.

Terreur et compassion : au miroir de ces deux termes, notre époque se reconnaît mieux. Rien, vraiment rien, n’en est résolu – et ces deux mots entrent dans de redoutables disséminations et retournements sémantiques, éthiques, politiques. Mais cette baguette de sourcier en forme de fourche est un bon point de départ pour penser.