Journal n° 1

 

 
 

Virginie Huguenin

03/04/2021

 

Septembre 2020.

C’est la rentrée. Je suis cette année la professeure d’une classe de sixième nommée « Capucine ». Les élèves arrivent de différentes écoles du secteur. Tous ont subi le confinement, évidemment, et j’apprends que certains d’entre eux n’avaient déjà plus d’enseignante en décembre. « Un problème de ressource humaine » m’explique une inspectrice du premier degré, quand je m’enquiers de la durée de déscolarisation de certains de mes sixièmes. « Considérez que certains élèves n’ont pas eu de CM2 », me précise-t-on.

C’est une rentrée étrange. A cause du masque, j’identifie mal les élèves. Il leur est tout aussi difficile de faire du lien avec moi. Nous restons quelques séances ainsi, un peu étrangers. Un jour, j’enlève mon masque et je leur montre mon visage.

Emmanuel ne sait pas écrire son nom. Manel ne comprend pas les consignes les plus simples. Halimatou est très souvent absente, tout comme Mohamed. Enzo est en foyer et ne parvient pas à s’organiser. Il oublie régulièrement ses affaires. Ali se perd dans les couloirs. Jasmine est très angoissée. Un jour, elle vomit en classe. Ahmed pleure quand je lui dis qu’il est capable de bien faire et qu’on va y arriver.

  « Mais qu’est-ce que vous leur faites aux élèves ? » me demande le principal adjoint de mon établissement.

Octobre 2020

Pour que les élèves viennent en classe, il m’arrive d’appeler chez les décrocheurs la veille des cours. Mohamed, Ahmed, Halimatou. J’harponne la sœur de cette dernière, Oumou, que j’ai en classe de troisième : « J’ai ta sœur demain matin, 8h30. Tu le lui rappelles ? ».

J’ai très peur d’un nouveau confinement alors j’envoie tous mes élèves au CDI pour qu’ils empruntent des livres. Des romans, des mangas, des BD, n’importe quoi. Din en bourre son sac à dos dont il finit par casser la fermeture éclair. Dans son carnet, les enseignants se plaignent : « Din lit sous la table au lieu de suivre le cours ». Il le fait aussi en Français. Je ne le punis pas.

Premiers échanges avec l’équipe au sujet de la 6ème Capucine : beaucoup d’élèves sont très absentéistes. Et puis ils ne parlent pas. Pas de bavardages, mais pas de participation non plus. « C’est calme, cela dit », se satisfait un collègue. « Mais on s’ennuie quand même ».

Le 16 octobre, Samuel Paty est assassiné.

2 novembre 2020

  Une minute de silence en guise d’hommage à Samuel Paty et on n’en parle plus. Le temps qui devait y être consacré est rongé par la mise en place d’un protocole sanitaire insuffisant à mes yeux et très inquiétant. Je perds pied. Je cesse de prendre mes élèves et je me mobilise, au collège, avec d’autres collègues, pour que de véritables moyens soient mis en place dans notre établissement.

Manel, le masque sous le nez, vient me voir pour me demander pourquoi elle n’a pas cours avec moi. Margarida me dit qu’elle n’arrive pas à emprunter de livres car les professeures documentalistes sont en grève aussi et que la bibliothèque de Villepinte est fermée. Je lui demande :

« Mais tu n’as pas de livres à la maison ?

- Si. Mais c’est ceux de ma petite sœur. Et je les ai tous lus. Et je voulais emprunter le tome II des Culottées de Pénélope Bagieu ».

Je me procure les Culottées de Bagieu. Je prête le livre à Margarida. Lina veut le lire aussi. Elles organisent un système de prêt partagé du livre, très complexe, que je ne comprends pas.

Au fil des semaines, mes collègues et moi perdons notre bras de fer avec l’administration.

J’achète des livres pour mes élèves car le CDI est presque vide.

Je reprends les cours. Mes élèves sont tous là, à leur place.

Moi aussi, je suis à ma place.

Décembre 2020

Nous commençons un chapitre intitulé « Le Monstre, aux limites de l’humain ». Je leur fais la lecture du début de La Barbe bleue. J’invente une grosse voix au personnage. Les élèves rient un peu. Ils ne me trouvent pas convaincante. Ali s’essaye au rôle mais comme il chuinte en parlant, les élèves rient encore.

La découverte des femmes égorgées dans le cabinet secret excite les élèves mais ne leur fait pas vraiment peur. De mon côté, je l’ai toujours trouvée terrifiante mais je n’en laisse rien paraître. Manel, par ailleurs, dit ne rien comprendre :

« C’est quoi un cabinet ?

- C’est des toilettes, asserte Ismaïl, sans me laisser répondre.

- Pourquoi toutes ces femmes étaient dans les toilettes ? », demande Manel.

Le rire s’installe chez les élèves et, sur le moment, je ne comprends pas trop pourquoi, il me soulage. J’explique un peu. Pas trop. Je cache mon trouble face à leur ignorance, leur légèreté. La Barbe-bleue me terrifie mais visiblement, mes élèves ont moins peur que moi. Un autre élève s’essaye au rôle de la Barbe-bleue : « Vous avez voulu entrer dans le cabinet ! Eh bien, madame, vous y entrerez et irez prendre votre place auprès des dames que vous y avez vues ». Evidemment, un autre veut essayer.

Nous prenons beaucoup de plaisir à cette lecture. Nous essayons de nous faire peur mais tout compte fait, nos Barbe-bleue ne sont pas vraiment terrifiants. Jasmine réussit mieux que les autres à grossir sa voix. On s’amuse beaucoup.

Plus loin dans le texte, quand les moutons remplacent les frères tant attendus par la sœur en détresse, les élèves rient carrément et, je ris aussi, franchement et sans retenue.

« Quand même, l’héroïne elle est bête d’avoir ouvert la porte du cabinet. Genre, elle avait qu’à pas désobéir, lâche Ismaïl.

- Bah nan c’est l’autre qui lui a donné la clé, répond Emmanuel. S’il voulait pas qu’elle entre, fallait pas donner la clé.

- Et fallait pas la laisser seule, ajoute Inaya ».

Veille des vacances : j’apprends que je vais être inspectée. Je passe mes vacances de Noël à relire mes séquences. Je prends beaucoup de plaisir à refaire mes polycopiés, à tout adapter à mes élèves. Je crée un chapitre sur Le Petit Chaperon rouge.

20 Janvier 2021

J’apprends que mon « rendez-vous de carrière » aura lieu avec les 6 ème Capucine au début du mois de février. J’explique à mes élèves qu’un monsieur viendra nous voir en classe pour regarder comment je travaille avec eux. Ils ne posent pas de questions. Comme à leur habitude, ils sont assez silencieux. Je leur demande tout de même de ranger les classeurs et de mettre à jour les carnets de lecture. Ils se mobilisent pour mettre de l’ordre dans leurs affaires. Je vérifie rapidement et on n’en parle plus.

Dès la rentrée, je constate qu’Halimatou est de plus en plus souvent en retard le matin. Ismaïl aussi, traîne dans les couloirs. Ahmed ne vient qu’une fois sur deux. Emmanuel se montre perturbateur et parfois violent. Manel me fait la tête. Mohamed refuse de travailler.

On poursuit le travail autour de La Barbe bleue. Les élèves inventent des monstres qui me semblent soit extrêmement effrayants soit incompréhensibles. J’ai alors l’idée d’une nouvelle activité : dessiner le monstre d’un camarade. L’activité plaît beaucoup aux élèves.

Ahmed est de retour. Comme il a manqué beaucoup de séances, il est perdu : il n’a pas les polycopiés et rattraper tous les cours manqués le décourage. Les élèves s’installent. C’est le jour de « Silence on lit », un dispositif mis en place dans mon établissement visant à encourager la lecture « plaisir » chez les élèves. Tous se plongent calmement dans leur livre et j’en profite : je prends le classeur de David et je cours en direction de la salle des profs pour y photocopier les cours qu’Ahmed a manqués. Quand je reviens, quelques minutes plus tard, je vois la tête d’Emmanuel dans l’encadrement de la porte. Et du bout du couloir, j’entends des rires et des bavardages.

Evidemment, pas un élève ne lit.

J’entre dans la salle, sans mot dire. Les élèves, en quelques « chut », retrouvent leur temps calme de lecture. Quelques-uns me regardent parfois par-dessus leur livre. Emmanuel pouffe derrière sa BD.

5 Février 2021

Dernier cours avec les 6èmes Capucine. Dernière occasion pour moi de vérifier que leur classeur est complet, le carnet de lecture complété et qu’ils n’ont pas oublié la visite de l’inspecteur dont je leur ai parlé plusieurs semaines auparavant.

Mais à 7h15, à la Plaine, il n’y a pas de RER B. Le trajet est interrompu pour toute la journée. Je ne peux pas aller travailler.

Tant pis. Je vais me promener. II fait beau. J’achète des fleurs.

8 février 2021

Inaya arrive en classe en avance, comme d’habitude. « Bonjour Madame ».

A l’exception d’Ahmed, tous les 6èmes Capucine sont présents à 8h20.

Quand ils sortent, un à un, leur classeur, dont pas une feuille ne tombe, et qu’ils me disent qu’ils ont aussi apporté leur livre et leur carnet de lecteur, je sais que j’ai réussi quelque chose avec eux. Nawel empile tout son matériel correctement sur le bord de sa table.

Quand l’inspecteur arrive, suivi du chef d’établissement, je les invite à s’installer au fond, à la table d’Ismaïl qui, arrivant peu après, proteste en les regardant : « Bah et moi je me mets où ? ».

Je lui donne une place.

Les élèves participent plus que d’habitude et le cours semble beaucoup leur plaire de sorte que l’inspecteur dira que « c’est une classe dynamique », plutôt « facile » selon lui.

L’essentiel pour nous est que presque tous étaient là, à l’heure, à leur place.

Et que moi aussi j’étais à ma place. Face à eux.

 

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