Saynète n° 49

 

Mesdames et Messieurs,

Peut-être allez-vous écouter… Vous avez en tout cas, commencé à entendre… BOUM ! ( Écoutez-vous ?) Vous entendez en ce moment les premières lignes d’un texte, … la lecture de la traduction en allemand d’un texte, originellement écrit en français…

Écrit donc, non par moi, speaker allemand, dont vous entendez la voix… mais par l’auteur français, qui vous parle par ma voix.

Lui a écrit ceci.

Ou plutôt – s’il parlait lui-même – et, en réalité, par ma voix, il vous parle lui-même – il vous dirait, il vous dit : Non, je n’ai pas écrit ceci, je l’écris, je suis en train de l’écrire, auditeurs allemands, à votre intention.

Je suis en train d’écrire ces premières lignes. Je n’en suis pas plus loin que vous. Je ne suis pas plus avancé que vous. Nous allons avancer, nous avançons déjà, ensemble ; vous écoutant, moi parlant ; embarqués dans la même voiture, ou sur le même bateau.

                                                               *

Et pourtant, à la vérité, où suis-je ? Je suis assis, moi, à ma table, en France, dans ma maison. Tandis que vous, Dieu sait où vous êtes. Vous savez bien, vous, où vous êtes, vous le savez mieux que moi. Vous savez aussi si vous écoutez ou si vous entendez seulement, vaquant peut-être à vos occupations à l’intérieur de votre appartement, et, peut-être, même, poursuivant quelque conversation… BOUM !! A partir d’ici, je feindrai que vous m’écoutez…

Écoutez donc !

 

Francis Ponge, première page du Savon, in Œuvres complètes (t. II), coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, p. 359-360.

 


Benoît Autiquet

01/10/2016

 


Ponge insiste, dès cette ouverture du Savon, long poème qui a été lu à la radio allemande en 1965, sur la difficile communication – le mot n’a pas bonne presse, surtout quand on parle de poésie, mais je ne vois pas comment désigner cela autrement – entre l’auteur et son lecteur / auditeur. Les obstacles se multiplient : la distance entre circonstances d’écriture (« à ma table en France ») et de réception (« à l’intérieur de votre appartement », en Allemagne) ; la différence des langues et l’empilement des médias, puisque le texte, écrit en français, passe par la traduction allemande, puis par la voix d’un « speaker » de radio ; enfin, le bruit qui interrompt le texte lu, « BOUM ! », qui rappelle que Ponge s’adresse à l’auditeur allemand malgré le gouffre produit par la guerre entre les deux pays, pendant laquelle ont été rédigées les premières pages du poème. L’autorité pongienne s’inquiète de ce que le texte qui émane d’elle ne soit pas reçu par ceux qui l’écoutent. Et c’est un peu drôle : ce « Écoutez donc ! », mi-désespéré mi-ironique, on dirait un prof qui ne tient pas sa classe, et qui finit, dans un demi-sourire, par s’amuser de son impuissance.

Pour ce texte, je suis reconnaissant envers Ponge. Ce n’est pas simplement une manière de dire que « j’aime Ponge », mais de dire qu’il me fait du bien, qu’il me fait me sentir à l’aise, que je le sens prévenant à mon égard. Je le sens soucieux d’apaiser une douleur qui m’est personnelle : celle des heures passées à tenter de domestiquer mon attention, pour qu’elle ne s’envole pas à toutes les pages, à tous les paragraphes, à toutes les phrases d’un livre que je lis. Partout, on me parle de ce problème majeur de notre société que sont les « troubles de l’attention ». Dans le métro, pour résoudre ce problème dès le plus jeune âge, on me propose d’acheter un livre intitulé Calme et attentif comme une grenouille, écrit par une thérapeute[1]. Je n’ai aucune réticence à devenir une grenouille ; mais je n’aime pas que l’on traite comme une pathologie un phénomène par lequel je me sens concerné, sans en avoir mesuré les origines, et éventuellement le caractère productif.

À l’extrême gauche, on souligne que les « troubles déficitaires de l’attention (TDA) ne sont souvent que le symptôme des multiples exigences contradictoires auxquelles nous soumettent nos structures de vie et de production contemporaines ». Les troubles de l’attention ne sont jamais que les signes, rendus pathologiques par le discours dominant, d’un système politique et économique invivable. Et par conséquent, plutôt que de remédier à ce déficit d’attention, on se demande « comment concevoir des “frappes médiatiques” qui attirent notre attention commune vers des problèmes occultés [2] ». À partir du moment où on l’attire vers des « problèmes occultés », l’attention n’est plus un problème : elle n’est plus dissipée mais dissidente ; mise au service d’un projet révolutionnaire, elle devient « commune ».

Cette rengaine-là est familière à mes oreilles. Elle me rappelle cette croyance très courante qu’il suffit à un enseignant de faire prendre conscience à ses élèves du caractère provocateur de tel ou tel texte pour qu’ils se mettent à l’aimer. Elle me rappelle aussi ma détresse, lorsque j’étais élève, devant tel ou tel poème dont j’étais censé apprécier le caractère subversif, et qui était surtout pour moi une suite de mots assez incompréhensibles – donc ennuyeux. À côté, ces choses dont il aurait fallu détourner mon attention pour m’émanciper, elles m’apparaissaient comme accueillantes, chargées d’une autorité moins écrasante ; je n’avais pas à en conquérir le sens pour qu’elles me fassent du bien. Et le texte révolutionnaire, nimbé de son aura subversive, continue d’avancer – mais seul. Le texte de Ponge n’est pas d’abord révolutionnaire mais, s’inquiétant de susciter une communauté d’attention, se préoccupant de l’écoute de son auditeur, il n’en est pas moins politique. Et l’auteur, se désaffublant des habits traditionnels du poète au chant captivant, se découvre là où j’ai mal ; et il me prouve qu’à cause de cette fragilité, il mérite bien, au moins par moi, d’être considéré comme une autorité.



[1] Eline Snel, Calme et attentif comme une grenouille, Les Arènes, 2012.

[2] Yves Citton, « L’économie de l’attention », in Revue des livres, n°11, mai-juin 2013.

Powered by : www.eponim.com - Graphisme : Thierry Mouraux   - Mentions légales                                                                                         Administration