Abécédaire

 

 
Vivacité
 
 


Jules Brown

25/06/2016



Là, j’ai ouvert le Gaffiot et j’ai vu que ce qui m’intriguait dans « vivacité » ne semblait pas gêner les Latins. Dans l’usage courant, par « vivacité », on entend « rapidité, promptitude, intensité » et on reconnaît sans trop de problème une forme substantivée de l’adjectif « vif » ; mais alors, qu’est-ce qu’on fait de « vivace » qui, si je ne me trompe pas, veut dire « qui dure », par exemple dans « une plante vivace » ? Cela paraît un peu idiot (de la part de la langue) d’avoir deux adjectifs, « vif » et « vivace », et une seule forme substantivée qui semble ignorer le terme qui lui ressemble le plus.

Les Latins ne s’embêtaient pas : le terme vivacitas veut dire à la fois « force de vie, longue vie, durée » et, chez Arnobe, « vivacité d’esprit ». Il dérive de vivax qui, pareil, a les deux sens, « qui vit longtemps » (voire, chez Horace, « qui vit trop longtemps ») et « vif, animé ».

Moi, je suis ennuyé pour « vivace ». D’abord, il n’a pas de forme substantivée (« vivacicité » ? « vivaciété » ?) et donc quand on commente « vivacité », on commente surtout « vif », c’est-à-dire qu’on oublie « vivace ». Bien sûr, on pourrait faire semblant de régler ça en parlant de la vie mais, franchement, parlera-t-on alors de la vie qui dure ? Non, non, on préféra parler de l’énergie, de la vitesse, de la fulgurance, en bref du « vif ». On croira avoir fait son devoir à l’égard de « vivace » en le mentionnant en passant (du genre : « la vivacité est la forme sensible de la vie, comme le rappelle d’ailleurs l’adjectif vivace ») mais la vérité, c’est qu’on l’aura juste laisser tomber.

Je suis désolé mais ce n’est pas possible. Je sais que vous les Français vous avez un peu de mal avec la discrimination positive mais là, je ne peux pas faire autrement que de rendre à « vivace » la part lexicographique qui lui est due et de lui consacrer l’intégralité de ma définition. Non pas en faisant semblant de croire que « vivacité » en est la forme substantivée (ce qui serait absurde) mais en racontant son histoire, c’est-à-dire celle de son exclusion.

Mais avant, j’aimerais dire un mot rapide sur ma famille. Dans ma famille, il y avait une personne dont on disait « he is life itself » : c’était mon oncle Joseph, le mari de Patty et le frère de ma mère. Je ne l’ai pas connu mais mes parents m’en ont beaucoup parlé. Surtout ma mère, car elle l’aimait profondément. A l’entendre, Joseph était une sorte d’être surnaturel, un éclat de soleil et de vie venu d’ailleurs. Il était très beau mais, me disait-elle, ce qui frappait, c’était surtout une manière qu’avaient sa beauté et sa joie de rayonner autour de lui. Dès qu’il arrivait quelque part, les lieux et les gens semblaient comme gagner en réalité et en couleurs (des couleurs vives, oui).

Avec Patty, ils formaient un de ces couples qui font oublier que l’univers est un chaos absurde : l’un et l’autre éclatants de jeunesse, généreux et sincères, beaux et désinvoltes. On parle encore aujourd’hui de la fête qu’ils avaient donnée pour leur mariage. Joseph avait trouvé, par l’une de ses relations improbables, un petit éléphant indien sur le dos duquel il était apparu devant l’Eglise. Le poète Robert Penn Warren avait lu un long poème sur le bonheur et s’était battu avec un de mes cousins. Il y avait aussi le grand trompettiste Clifford Brown, un ami de Patty, qui s’était mêlé quelques instants à l’orchestre. Le lendemain matin, le petit éléphant avait reconduit Patty et Joseph jusqu’à leur chambre d’hôtel. Joseph avait fait des études brillantes et semblait promis à un bel avenir mais, alors qu’il n’avait que 27 ans, il mourut d’une overdose de mauvaise héroïne (« une sottise » dira Patty quelques années plus tard).

Je reviens à l’histoire du terme. Il semble que le problème de « vivace » naisse avec Arnobe, au 2e siècle après Jésus-Christ. Jusque-là on ne distingue pas dans « vivacité » ce qui est animé (vif) de ce qui est durable (vivace). La définition suggérée par le Gaffiot, « force de vie », conserve ensemble il me semble ces deux significations. L’essence de la vie, ce serait une force qui lui donne à la fois son mouvement et une capacité de résistance, l’énergie de la vitesse et la promesse d’une durée. Vivacitas, dans cette première acception, ne comporte pas le paradoxe cruel de l’épuisement où le vif joue contre le vivace, où la vie joue contre elle-même.

Arnobe était un rhéteur d’Afrique du Nord dont je ne connais rien sinon qu’il se convertit au christianisme, qu’il était un adepte d’une forme de théologie négative et qu’on reconnaît en lui l’auteur d’un pari qui anticipe celui de Pascal. Je pourrais ajouter que cela ne m’étonne pas que l’une des premières occurrences de l’oubli du vivace dans la vivacité soit liée à l’émergence du christianisme : n’est-ce pas cette religion qui a fait de la vie sacrifiée un idéal moral, voire une composante essentielle de son dogme ? Mais je suis trop ignorant aussi bien en théologie qu’en philologie latine. Tout ce que je peux faire, c’est, en plagiant Roland Barthes dans Le Neutre, élever « une protestation » : il m’importe peu de savoir si Dieu existe ou non ; mais ce que je sais et que je saurai jusqu’au bout, c’est qu’il n’aurait pas dû créer en même temps l’amour et la mort -- le vif sans le vivace.

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