Abécédaire

 
 Vent n° 2
 
 

Brice Tabeling

04/07/2015

a) Moyen d’inscription dans le paysage : ma main, paume ouverte, à l’extérieur de la voiture, tandis que mon père conduit sur les routes de Provence. Ce n’est pas seulement un plaisir tactile : je ne cesse de regarder ma main, tenue droite par la résistance de l’air, dans l’arrière-plan campagnard ; je cherche une perspective qui inclurait le Mont Ventoux et qui me confirmerait visuellement la sensation que le vent donne aux bouts de mes doigts, celle d’un étant parmi d’autres étants.

(Cf. Les cheveux du voyageur dans le tableau de Caspar David Friedrich, Le Voyageur contemplant une mer de nuages)

b) Figure d’insistance esthétique : au cinéma, le vent se lève à des moments stratégiques comme une forme de musique silencieuse chargeant l’image d’une soudaine gravité. Dans For a few dollars more, un très léger souffle parcourt les visages de Gian Maria Volonte et de Lee Van Cleef lors du duel final, quelques secondes avant que les pistolets ne parlent. Bien sûr, il s’agit là encore d’un moyen d’inscription des personnages dans le paysage (le vent sur le visage comme écho au sein du gros plan des perspectives des plans larges) mais il relève aussi de la simple grammaire cinématographique : il annonce l’imminence de l’action, soulignant par contraste l’immobilité des corps avant l’instant de fulgurance.

(Cf. « C'est au milieu de cette année-là que le vent se leva et souffla pendant plusieurs jours sur la cité empestée » (Camus, La Peste))

c) Consistance du temps : le vent donne une mesure sensible au passage du temps. La beauté un peu trouble d’un titre comme Gone with the wind n’est pas métaphorique (ou alors il faudrait reformuler ce qu’est une métaphore) mais issue de l’expérience commune du sujet pris dans le vent et éprouvant à ce moment là sa condition d’être saisi dans un devenir qui le dissémine en de multiples micro-sensations du passage.

(Cf. « Les flux d’intensité, leur fluides, leurs fibres, leurs continuums et leurs conjonctions d’affects, le vent, une segmentation fine ont remplacé le monde du sujet. » (Deleuze, Mille Plateaux))

d) Limite conditionnelle (et taquine) du langage : lorsque le barbier de Midas confie son secret à la terre, il espère protéger son langage de la voix, de ce qui est la condition énergétique des mots. Le vent, par l’intermédiaire des roseaux, rendra leur intégrité aux signes : « agités par un doux Auster, ils répètent les mots enfouis dénonçant les oreilles du maître » (Ovide, Métamorphoses, XI, 192-193). Le vent n’est pas une simple figure du partage du langage : s’il se tient à l’extérieur du logos, il est en même temps sa condition d’existence, son mode d’inscription dans le monde et dans le temps. Il n’y a pas de langage sans un souffle qui (bientôt) l’anime et le déporte hors de lui-même.

(Cf. Théophile de Viau : « Mais déjà ce discours m'a porté trop avant,/ Je suis bien près du port, ma voile a trop de vent, / D'une insensible ardeur peu à peu je m'élève, / Commençant un discours que jamais je n'achève. » (« Elégie à une dame »))

e) Projet de critique littéraire : trop souvent, pour des raisons pratiques, j’oublie le vent dans mes commentaires de textes. Pour produire un discours critique, je fais du langage un système de signes au sein duquel je vais repérer, comme à plat, des relations internes sans chercher à les nouer à l’expérience du temps et du monde qui, pourtant, les rend possibles ; une telle expérience est subjective et variable, elle n’a pas suffisamment de permanence. On tend à ne nommer que ce qui est nommable ; ce qui ne l’est pas, on espère que cela peut être oublié. C’est le côté barbier de Midas de la recherche littéraire. Le discours scientifique ne reconnaît pas le vent : il y a des mouvements de masses d’air, toujours changeantes, toujours nouvelles, qu’il serait absurde de considérer comme faisant retour au point de composer une figure unique et familière. L’humanité pourtant n’a cessé de nommer les vents et de leur donner un visage : Eole, Borée, Zéphyr, Auster, l’Aquilon, le Mistral, etc. J’aimerais un langage critique qui intègre l'expérience du mouvement, de la sensibilité, et du temps à l’aplat de l’analyse textuelle (ou de la linguistique saussurienne) et la nomme.

(Cf. Les très légères vagues sur les photos de Jean-Louis Young)