Saynète n° 14

  

 

           

« Et le géant se mit en route. Il lui fallut trois mois pour arriver en Chine, et encore trois mois pour trouver le sorcier. Pendant ce temps, il apprenait la langue chinoise. Une fois devant la maison du sorcier, il frappa à la porte. Le sorcier vint lui ouvrir et le géant lui dit :

− Yong tchotchotcho kong kong ngo.

Ce qui, en chinois, signifie : « C’est bien vous le grand sorcier ? » À quoi le sorcier répond, sur un ton légèrement différent :

− Yong tchotchotcho kong kong ngo.

Ce qui veut dire : « Oui, c’est moi, et alors ? »

(Le chinois c’est comme ça : on peut tout dire avec une seule phrase, il suffit de changer l’intonation.)

Je voudrais rapetisser, dit le géant toujours en chinois.

C’est bon, dit le Chinois en chinois également, attendez une minute. » 

Pierre Gripari, « Le Géant aux chaussettes rouges », Contes de la rue Broca (1967), Paris, Grasset, « Jeunesse », 2012, p. 27

 

 
 

Ivan Gros

11/04/2015

            

Sans doute vais-je paraître un peu snob en rapportant cette anecdote mais ce « Yong tchotchotcho kong kong ngo » m’écorche la bouche. Je lisais à mon fils un de ces bons vieux Contes de la rue Broca que mes parents m’ont lus quand j’avais son âge et que je pensais relire avec une nostalgie débarrassée de tout soupçon. Je suppose que je devais rire, sourire au moins, à l’évocation de ce sage chinois qui « baragouine » dans ce langage étymologiquement « barbare » qu’est le chinois… Quoi de plus normal, puisque « c’est du chinois ». Par un procédé traditionnel, le conte se saisit d’une expression métaphorique, la prend au pied de la lettre et cela suffit à nourrir la galéjade absurde du conte pour enfant.

Or, loin de répondre à la complicité, mon fils n’a pas compris l’allusion et n’a par conséquent pas ri. Il a battu froid Pierre Gripari ! Normal, mon petit comprend plutôt bien « le chinois » (le mandarin en l’occurrence). Cas particulier me direz-vous, ces contes ne sont évidemment pas destinés à des enfants exilés en République de Chine et pour qui le « chinois n’est pas du chinois ». Et si je venais à lire — autre éventualité qui me vient à l’esprit — ce conte à des enfants chinois qui vivent en France, comme il en existe de plus en plus, n’éprouverais-je pas la même gêne ? Probablement, plus encore. 

L’incivilité n’est pas un phénomène nécessairement intentionnel et il n’y a sans doute aucune volonté de stigmatisation méchante de la communauté chinoise dans ce conte écrit par un auteur dont j’ai lu quelque part qu’il était un grand amateur de Lao-Tseu. Un tel auteur ne peut pas être méprisant à l’égard de cette langue merveilleuse ! Bon, j’ai lu aussi ailleurs qu’il était volontiers raciste, antisémite et misogyne… mais je ne crois pas que ce texte rende compte d’une telle pensée extrémiste. Telle n’est pas la question. Plutôt : ce qui était audible – ce qui pouvait être l’objet de caricature – il y a quelques décennies encore, ne l’est plus aujourd’hui.

Essayons autrement :

Le sorcier vint lui ouvrir et le géant lui dit :

— 您大巫師嗎?

Ce qui, en chinois, signifie : « C’est bien vous le grand sorcier ? » À quoi le sorcier répond, sur un ton légèrement différent :

— 對阿. 是我. 所以呢?

Ce qui veut dire : « Oui, c’est moi, et alors ? »

Ça ne marche pas non plus. Je sens bien que j’exclus à mon tour. Que faire alors de cette dose de bêtise ordinaire, le back-ground xénophobe contenu inévitablement dans nos Contes de la rue Broca et nos hymnes nationaux – et une bonne part du patrimoine littéraire qui va avec ? Ne pas brocarder à tout va, ne pas ruer trop vite dans les brancards mais prévenir les susceptibilités, adapter en douceur…


   

Powered by : www.eponim.com - Graphisme : Thierry Mouraux   - Mentions légales                                                                                         Administration