Abécédaire

 
 Oubli n° 1
 
 


Florence Dumora

04/04/2015

J’ai oublié le nom du père de l’abolition de la peine de mort en France. Ce n’est pas l’oubli lyrique, les voix chères qui se sont tues, l’amnésie de l’enfance, l’extinction du désamour : c’est une simple dérobade, un manque à l’appel. Je note mon oubli, méthodiquement, j’observe la manière dont on s’y prend : se présentent, spontanément, Bofinger, Schlessinger (sans doute la femme qu’aimait Flaubert, Schlésinger), et aussi Kissinger, tous trois intéressants, mais convaincus de n’être que des acolytes, jouant d’ailleurs double jeu, à la fois gêneurs et poteaux indicateurs, auxquels s’ajoute l’indice supplémentaire, émis gracieusement du fond de sa cachette par le nom récalcitrant : ce n’est pas le é final de Bofinger, m’est-il précisé, il y a un R ou une sonorité en « R », et à coup sûr trois syllabes.

Les techniques immémoriales de lutte contre l’oubli, l’anagramme, le tâtonnement (à droite, à gauche dans le cerveau, manipuler les syllabes, le puzzle mental dont manque la pièce principale) ont maintenant une version motorisée : avec Google, il suffirait d’écrire «  peine de mort loi France 1981 » pour trouver le nom en deux secondes – mais Google est interdit, je dois observer l’oubli, je dois voir comment j’appâte le mot perdu avec un bout qui me semble lui aller, je l’appâte en prononçant, d’un air dégagé et confiant : « le projet de loi sur la peine de mort en France par… » sans fixer ce blanc, ce trou, ce trou de mémoire après « par », sans le fixer mais en dansant tout autour pour le laisser venir. C’est que tout oubli a quelque chose de l’oubli du rêve, toujours plus fort à la course que soi-même : peine perdue, dit Montaigne de son songe, plus j’ahanne à le trouver, plus je l’enfonce en l’oubliance. Oubliance, oblitération définitive du rêve retombé au fond, alors que de la veille tout peut resurgir un jour, peut-être, si je n’ai pas oublié tout à fait ce que je me souviens d’avoir oublié (saint Augustin).

Appâter, Google ne fait rien de très différent, cherche partout les textes – les lieux communs de la mémoire, dont les traités anciens comparaient le classement au système de cotes des livres dans une bibliothèque – où apparaissent ensemble les mots loi, abolition, peine de mort, mais je refuse Google, mon cerveau n’est pas une machine et ma mémoire est vive, est moi, vive moi, donc je cherche et tout à coup surgit – on comprendrait le plaisir de la pêche, celui même de partir à la chasse plutôt que de passer à la boucherie (hélas) – il y a eu, vaguement, dans l’intervalle, « badminton » que je n’ai jamais su écrire, mais je ne me suis pas laissée divertir – tout à coup surgit « Badinter », net et parfaitement ajusté. La peine de mort est abolie.

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