Saynète n° 5

 
« Aux amitiez communes, je suis aucunement sterile et froid : car mon aller n’est pas naturel, s’il n’est à pleine voyle. Outre ce, que ma fortune m’ayant duit et affriandé de jeunesse, à une amitié seule et parfaicte, m’a à la verité aucunement desgousté des autres : et trop imprimé en la fantaisie, qu’elle est beste de compagnie, non pas de troupe, comme disoit cet ancien. Aussi, que j’ay naturellement peine à me communiquer à demy : et avec modification [en dissimulant ses véritables sentiments], et cette servile prudence et soupçonneuse qu’on nous ordonne, en la conversation de ces amitiez nombreuses, et imparfaictes. Et nous l’ordonne l’on principalement en ce temps, qu’il ne se peut parler du monde, que dangereusement, ou faucement. Si voy-je bien pourtant, que qui a comme moy, pour sa fin, les commoditez de sa vie (je dy les commoditez essentielles) doibt fuyr comme la peste, ces difficultez et delicatesse d’humeur. Je louerais un’ame à divers estages, qui sçache et se tendre et se desmonter : qui soit bien par tout où sa fortune la porte : qui puisse deviser avec son voisin, de son bastiment, de sa chasse et de sa querelle : entretenir avec plaisir un charpentier et un jardinier. J’envie ceux, qui sçavent s’aprivoiser au moindre de leur suitte, et dresser de l’entretien en leur propre train [entretenir conversation avec leurs gens]. »

Michel de Montaigne, Essais, Gallimard, Pléiade, p. 861-862.

 
 

Benoît Autiquet

06/12/2014

 

Montaigne, l’homme de l’amitié exclusive avec La Boétie, regrette ici d’avoir été dégoûté par cette relation particulière des amitiés communes. Il se rêverait au contraire « un’ame à plusieurs estages » : il voudrait avoir le désir de communiquer aussi bien avec ses amis très proches qu’avec les gens de son voisinage ou de sa « suitte ». Ce sont les notions de sincérité ou de franchise, au cœur du projet littéraire de Montaigne (« c’est un livre de bonne foy », affirme-t-il à l’ouverture des Essais) qui sont en jeu ici. Il regrette en effet de ne pouvoir « [se] communiquer à demy ». Certes, cette sincérité a une fonction dans le contexte historique des guerres de religions où l’on ne peut parler « que dangereusement, ou faucement », et elle révèle même un certain héroïsme. Mais elle ne va pas sans regret, car elle sacrifie aussi la dissimulation sous des conversations et des formes communes, qui permet à la parole personnelle de s’épanouir dans un contexte plus large que celui de l’amitié fusionnelle.

Je m’identifie immédiatement, malgré la distance du contexte historique et social, à la position qu’adopte ici Montaigne : tout à la fois affirmation d’une incapacité à la dissimulation cérémonieuse, et regret de l’absence de maîtrise de ces codes, qui, idéalement, devrait permettre de parler à tout un chacun. Mais cette identification me révèle à la fois un modèle de comportement vertueux et une attitude problématique. En effet, il me semble que Montaigne n’a plus ce regret des conventions lorsque la scène qu’il prend comme appui de sa réflexion le met en relation avec des supérieurs (la cour, le prince). Ce qui m’incite à poser cette question, que je me pose aussi dans la vie courante : le souhait de maintenir les formes conventionnelles dans des conversations avec des individus considérés socialement comme inférieurs relève-t-elle d’un rêve démocratique – fantasme de l’effacement de l’inégalité d’une société de classes par des interactions codifiées – ou bien d’une peur, d’un besoin de maintenir à distance des inférieurs qui sont, dans les Essais par exemple, souvent décrits, fantasmés, comme « opiniâtres » ou violents ?

En somme, que fait la civilité aux relations de pouvoir ? Que fait-elle aux relations prises dans une dissymétrie sociale, économique, culturelle ?

   

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