Saynète n° 2

 

 

 

 

 

« Son Asile de Vigny-sur-Seine ne désemplissait guère. On l’intitulait “Maison de Santé” sur les notices, à cause d’un grand jardin qui l’entourait, où nos fous se promenaient pendant les beaux jours. Ils s’y promenaient avec un drôle d’air d’équilibre difficile de leur tête sur leurs épaules, les fous, comme s’ils avaient constamment eu peur d’en répandre le contenu, par terre, en trébuchant. Là-dedans se tamponnaient toutes espèces de choses sautillantes et biscornues auxquelles ils tenaient horriblement. [...]

À table, au début de mon stage, Baryton dégageait régulièrement les conclusions et la philosophie de nos propos décousus. Mais ayant passé sa vie au milieu des aliénés, à gagner sa croûte dans leur trafic, à partager leur soupe, à neutraliser tant bien que mal leurs insanités, rien ne lui semblait plus ennuyeux que d’avoir encore à parler parfois de leurs manies au cours de nos repas. “Ils ne doivent pas figurer dans la conversation des gens normaux !” affirmait-il défensif et péremptoire. Il s’en tenait pour ce qui le concernait à cette hygiène mentale.

Lui, il l’aimait la conversation et d’une façon presque inquiète, il l’aimait amusante et surtout rassurante et bien sensée. Sur le compte des tapés il désirait ne point s’appesantir. Une instinctive antipathie à leur égard lui suffisait une fois pour toutes. Nos récits de voyages l’enchantaient par contre. On ne lui en donnait jamais assez. Parapine, dès mon arrivée, fut délivré partiellement de son bavardage. J’étais tombé à point pour distraire notre patron pendant les repas. Toutes mes pérégrinations y passèrent, longuement relatées, arrangées évidemment, rendues littéraires comme il le faut, plaisantes. [...]

En principe, pour toujours et en toutes choses j’étais du même avis que mon patron. Je n’avais pas fait de grands progrès pratiques au cours de mon existence tracassée, mais j’avais appris quand même les bons principes d’étiquette de la servitude. »

Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, chapitre 39.

 
 

Hélène Merlin-Kajman

25/10/2014

Baryton, vous l’avez compris, c’est le patron de l’asile. Ferdinand décrit ce lieu où il vient d’être embauché : d’un côté, les fous et leur air penché, allégorie de ce que nous sommes tous, « le sous-homme claudicant qu’on nous a donné » mais que nous cachons du matin au soir derrière « un petit idéal universel » ; et de l’autre, Baryton et sa fille de dix ans, Aimée, « déjà flétrie », « comme si des petits nuages malsains lui fussent continuellement passés devant la figure ». Baryton, avec sa sordide avarice et, surtout, son goût immodéré pour la conversation.

Nous l’entendons : agitée, fébrile, monologique. Ferdinand s’y prête. Alors vient la phrase qui m’a conduite à ce texte parce qu’elle figure dans l’agenda 2014 de la Pléiade dans l’habituel florilège de citations, sous le dimanche de la 40ème semaine de l’année, celle qui court du 29 septembre au 5 octobre – il y a presque trois semaines, donc. Irrésistiblement, j’ai pensé : « voilà un choix d’époque ». 

Je tourne et retourne l’expression dans ma tête : « les bons principes d’étiquette de la servitude ». J’entends le halo d’ironie qu’elle dessine autour de moi, son courant d’air glacial. Peu à peu ce halo gagne le lieu : c’est lui qui sépare aussi la conversation de l’espace où se meuvent les fous.

Les rejoindre ?

Je me glisse dans la scène. C’est difficile. J’y suffoque. Comment respirer ?

J’invente des gestes.

Le premier serait un sourire à Aimée. Au fil des jours, capter son attention. Croiser son regard. Dissiper, qui sait, les petits nuages malsains, ne serait-ce qu’une fois, ne serait-ce que fugacement.

Mais à l’égard des aliénés ? Je ne sais. Peut-être d’abord, surtout, ne pas appeler ce qui, en moi, leur fait écho, un « sous-homme claudiquant ». Non !

Je le renomme : la nuit ; le chaos ; la terreur. Je connais, je sens. De ce lieu-là, je peux commencer à bouger, je me meus. Mon corps, mon regard, le son de ma voix le leur signifieront quand je les croiserai.

Il me reste Baryton.

Je cale. Il me rend muette.

Il me reste aussi Ferdinand. « Du coup avec Baryton, grâce à ces dispositions, on était devenus bien copains pour finir ». Lui, je le regarde et l’écoute attentivement.

Je ne ris pas à leurs blagues. Je ne ris pas au rire de Ferdinand riant aux blagues de Baryton. Même si je sais ce qu’il en fera, littérairement parlant, je ne ris pas et reste à distance, en me branchant sur des images intérieures bienveillantes, accueillantes, résistantes.

Le texte me reste irrespirable. Mais j’y ai circulé. J’ai tâché d’y apporter une espèce d’hospitalité, une forme d’accueil qui me fasse échapper à l’équation fatale de « l’étiquette de la servitude ».

   

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