Colloque « Littérature » : où allons-nous ?
3 - 5 octobre 2012

 

 Préambule

« Les sciences du texte travaillent plus que jamais à l’intérieur d’un dispositif qui oppose la modernité littéraire à un ancien régime littéraire », souligne Claire Badiou-Monferran dans l’introduction à l’ouvrage collectif qu’elle a dirigé, La littérarité des belles-lettres. Un défi pour les sciences du texte ? (Paris, Classiques Garnier, 2013, p. 9-10) : selon elle, nous ne sommes pas près de voir tomber ce « mur de Berlin des études littéraires » décrit par François Cornilliat dans son article « La rhétorique revient : où va la littérature ? ». Car l’idée d’une opposition esthétique et stylistique tranchée entre « les productions lettrées » ou « belles-lettres » et « la littérature » fait désormais consensus. Elle repose, rappelle Claire Badiou-Monferran, sur trois preuves présentées comme des faits objectifs incontestables : l’inexistence, avant la fin du XVIIIe siècle, du mot « littérature » en son sens moderne ; l’inexistence d’un champ littéraire autonome, cause et garant de l’autonomie esthétique de la littérarité ; l’inexistence d’une langue littéraire spécifique.

« Ce dernier point est sujet à débat », précise Claire Badiou-Monferran, un débat qui concerne ici plus précisément les spécialistes de la langue et du discours. Nous le retrouverons à coup sûr lors de notre prochain colloque : « Littéraires : de quoi sommes-nous les spécialistes ? ». - Oui, de quel aspect du langage sommes-nous au juste, comme littéraires, les spécialistes : d’histoire de la langue ? de rhétorique ? de poétique ? de stylistique ? ou de discours ? Voire d’anthropologie ?

La première session du colloque « Littérature » : où allons-nous ? organisé par Transitions (plus précisément par François Cornilliat et Hélène Merlin-Kajman) en octobre 2012 (cf. argument et programme) s’intitulait : « Abus de langage, illusion de continuité ? ». La question portait sur « avant la Révolution française ». En mettant des guillemets au mot « littérature » dans l’intitulé de notre colloque, nous avions surtout voulu ne pas trancher. Ces guillemets ne sont pas passés inaperçus, on s’en doute bien. Les débats de cette première session ont au moins montré un fait d’une extrême importance : « l’ancien régime littéraire » ne fait pas, sous ce rapport - le plus crucial qui soit – l’unanimité des spécialistes.

Le mur de Berlin serait-il partout ?

Non – car nous dialoguons...

H. M.-K.

 

 

 

 

 

Abus de langage, illusion de continuité ?

Première session: avant la Révolution

 

 

 
 

22/02/2014

 

   

François Cornilliat : ouverture de la session

Merci à tous d’être venus à ce colloque un petit peu différent des autres. Je commence par en rappeler les règles du jeu, et je remercie vivement les participants d’avoir accepté ce protocole. Vous parlerez chacun une dizaine de minutes qui seront suivies par une discussion sur ce sujet qui nous rassemble. L’idée est d’amorcer un débat, de lancer une discussion en confrontant des domaines de compétence différents. Il y a là un risque intellectuel pour chacun des intervenants, qui mérite d’être salué.

Je présente les cinq intervenants de cette première session.

Jacqueline Cerquiglini-Toulet de l’Université Paris 4 – Sorbonne est une grande spécialiste du Moyen-âge et en particulier, de la poésie des XIVe et XVe siècles. Elle est l’auteur de La couleur de la mélancolie, La littérature fançaise. Dynamique et histoire qui a été traduit en anglais sous le titre New History of French Literature. Elle s’interroge sur la mise en recueil de la lyrique médiévale et aux problèmes de mise en scène de la lecture et de l’écriture au Moyen-âge ; sur ce que c’est que de faire de la littérature Moyen-âge.

Michel Magnien, de l’Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle, s’intéresse lui aussi sur des objets problématiques, à la croisée de différents domaines. Il s’interroge sur la rhétorique et la poétiqueà la Renaissance, à partir de personnages qui se posaient déjà ces questions au XVIe siècle parmi lesquels Érasme, Scaliger, Montaigne aussi bien que Du Bellay. Il s’est penché sur l’œuvre de La Boétie, considérée dans son ensemble afin de mesurer ce que peut être un humaniste dans la cité. Il a également retraduit la Poétique d’Aristote et travaillé précisément sur la réception historique de cet objet central en quelque sorte.

Michel Jourde, de l’École Normale Supérieure de Lyon, travaille aussi à la croisée de plusieurs domaines, y compris sur le statut rhétorique de l’animal à la Renaissance, un sujet qui permet de poser la question de la rhétorique sous un angle particulièrement révélateur. Il a édité avec Jean-Charles Monferran un livre sur le lexique métalittéraire français aux XVIe et XVIIe siècles ; et récemment un livre sur les arts poétiques qui s’interrogeait sur le rapport entre la littérature et les sens – l’ouïe, le regard,… – et sur les moyens de transmission des œuvres [inaudible].

Mathilde Bombart, de l’Université Lyon 3 – Jean Moulin, spécialiste des lettres, dans tous les sens du terme, au XVIIe siècle, est l’auteure d’un livre intitulé Guez de Balzac et la querelle des Lettres. Écriture, polémique et critique dans la France du premier XVIIe siècle. Mathilde se penche notamment sur ce que ce qu’est que la constitution d’un champ littéraire, d’un champ de pratiques discursives au début du XVIIe siècle. Elle s’intéresse aussi beaucoup à l’épistolaire (elle a dirigé l’ouvrage Politiques de l’épistolaire au XVIIe siècle. Autour du Recueil Faret, avec Éric Méchoulan) ; à la réception des œuvres, à l’interprétation, à la question des clés (qu’est-ce que c’est que lire un texte dans l’idée d’en comprendre les clés ?).

Jean-Paul Sermain, de l’Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle, spécialiste de rhétorique et littérature, a encore des objets qui sont à nouveau combinés ou croisés de différentes façons. Vous travaillez sur les rapports entre rhétorique et fiction : la rhétorique de la fiction, la rhétorique dans la fiction, le roman comme machine à s’interroger sur sa propre métafiction entre 1670 et 1730. Vos ouvrages : Le conte de fées du classicisme aux Lumières, en 2005, Le Singe de don Quichotte : Marivaux, Cervantès et le roman postcritique.

Donc, encore une fois, nos cinq intervenants ont l’habitude de s’interroger sur ce qu’ils font et d’interroger ce qu’ils font au lieu de simplement le faire.

 [Les interventions sont suivies d'une discussion]

 Les interventions

Jacqueline Cerquiglini-Toulet : Littérature

Merci beaucoup à Hélène et à François pour leur invitation et pour me donner l’occasion de discuter avec des collègues spécialistes d’autres siècles.

Il y a une quarantaine d’années, en juillet 1969, Serge Doubrovsky et Tzvetan Todorov organisaient à Cerisy-la-Salle une décade intitulée L’enseignement de la littérature. A l’ouverture de la première session, Paul Zumthor était invité à répondre à la question : « Pourquoi l’enseignement de la littérature médiévale ? ».

La question qui m’est posée cet après midi est celle non de la finalité (elle viendra à la fin de notre rencontre) mais celle, plus radicale, de la légitimité de la notion de littérature et pour ce qui me concerne directement de « littérature médiévale ».

Une telle question se construit en effet, pour le Moyen Age, de deux points de vue :

– le rapport de cette littérature à l’oral.

– le rapport de cette littérature au latin, puisque le mot littérature jusqu’à la presque extrême fin du XVe siècle ne s’applique pas au français.

Pas de mot, pas de chose ? La littérature française du Moyen Age n’existerait-elle pas ? Faudrait-il toujours faire entendre, quand on prononce l’expression, des guillemets ?

Je suis radicalement hostile à cette utilisation de guillemets pour se protéger, car outre que ce procédé, quand il est mimé à l’oral, transforme l’orateur en singe, mettre des guillemets évite de se poser le problème de la pertinence du terme ou donne à peu de frais l’impression de penser.

Ma première thèse est donc : il existe une littérature française médiévale car on peut cerner et définir, caractériser, une conscience littéraire. Je m’y suis employée dans un essai paru en folio en 2007, La littérature française : dynamique et histoire. Puisque le mot littérature n’est employé que pour les lettres latines, et qu’encore du XVI au milieu du XVIIIe siècle, il désigne très souvent de manière générale la notion de savoir, il est intéressant d’examiner les mots qu’a trouvés le français pour désigner le concept ou le fait littéraire. On rencontre le terme de lettres, précédé d’un adjectif indiquant une valeur, non pas Belles Lettres, comme le feront les XVIIe et XVIIIe siècles, non pas Bonnes Lettres selon l’usage humaniste, mais parfois, saintes lettres, saintes ne désignant pas uniquement comme il le fera ultérieurement un canton de la littérature, mais renvoyant à une forme de sagesse. Tout est sous le signe de Dieu au Moyen Age et une distinction religieux-profane dans les classifications littéraires, si elle est commode, n’est pas réellement pertinente. Pour cet emploi de saint, je pense à la façon dont François Villon désigne le recueil des poésies de Charles d’Orléans (BnF, fr. 25458) dans lequel il copie trois de ses poèmes : « En ce saint livre » [1], emploi qui ménage l’ironie, le livre ne recueille pas des poésies religieuses, mais des poésies, d’amour ou d’humeur. Un autre terme est employé, de manière majoritaire, celui d’escripture dans un sens de composition littéraire. Eustache Deschamps dans son éloge des Champenois parle des cinq gloires littéraires de la province, mêlant auteurs ayant écrit en latin et en français, et les qualifiant de « Habiles a l’escripture » (ballade 1474, de l’édition Queux de Saint-Hilaire-Gaston Raynaud, tome VIII, p. 177-178). On retrouve un tel emploi chez Clément Marot. Dans la préface à son édition de François Villon de 1533, parlant de la survie de l’œuvre de François Villon [2], il écrit : « que le temps, qui tout efface, jusques icy ne l’a sceu effacer. Et moins encor l’effacera, ores et d’icy en avant, que les bonnes escriptures françoyses sont et seront mieulx congneues et recueillies que jamais ». On pourrait suivre également la piste du classement des bibliothèques au Moyen Age. Je pense au célèbre catalogue rédigé par Richard de Fournival, au XIIIe siècle de sa propre bibliothèque, la Biblionomia ou aux inventaires des bibliothèques de Charles V ou des ducs de Bourgogne et à leurs rubriques. Quelle place la littérature occupe-t-elle au sein du savoir à l’époque ? Cette place reste-t-elle la même ultérieurement ?

Mon deuxième point porte sur la validité de la pensée chronologique ou de la pensée généalogique. L’avant renvoie-t-il toujours à un idéal de pureté ou d’unicité, ou au contraire l’avant est-il toujours naïf (tombé du nid), défectueux, à améliorer ? Pensée pessimiste de la dégradation, pensée optimiste du progrès, tout cela en termes simplistes. La chronologie doit-elle être pensée comme un principe explicatif ou comme un simple mode de présentation ?

Je rappelle que la chronologie n’a pas toujours fonctionné comme principe logique de présentation d’une œuvre. Je prends là encore le cas de François Villon. Jusqu’à Marot la présentation des deux testaments est « le Grand et le Petit ». C’est Marot qui préfère l’ordre chronologique ; le Lais puis le Testament. Il écrit dans la préface de son édition : « Finablement, j’ay changé l’ordre du livre ; et m’a semblé plus raisonnable de le faire commencer par le petit testament, d’aultant qu’il fut faict cinq ans avant l’autre » (éd. Rigolot, p. 470). Cette présentation a des incidences sur les critiques qui développent l’idée - que cela soit juste ou faux- que le lais est une esquisse du testament, qu’il est moins achevé, c’est-à-dire qui, de l’ordre chronologique, déduisent des valeurs esthétiques.

Ce type de pensée entraîne des conséquences quant à l’édition de texte : faut-il pour le Moyen Age reconstituer un original perdu et forcément meilleur, car sorti de la main de l’auteur, de l’autorité (on voit ce qui s’empile comme présupposés) ou comme le font souvent les éditions de textes modernes éditer le dernier état du texte voulu par l’auteur qui donne son bon à tirer. L’auteur, l’auteur, comme plaisantait David Lodge.

De manière plus générale, pour l’histoire de la pensée, Robert Darnton rappelle dans son article « History of Reading » [3] qu’il faut se méfier, ou prendre avec prudence, les schémas linéaires qui offrent selon sa formule, « an attractive before-and-after simplicity ». Se méfier également, selon moi, des formules binaires. On a beaucoup utilisé pour le Moyen Age le schéma : altérité vs modernité. Dans le premier cas, on ethnologise le Moyen Age, l’éloignant systématiquement de nous. Il n’y a plus alors de littérature du Moyen Age, mais une orature, du folklore, des mythes. Dans le second parti pris, on fait du Moyen Age l’annonciateur de toute modernité, l’exaltant au prix d’un biais dans ce que l’on croit y lire.

Je rappelle à ce propos le riche débat sur la lecture du texte des rhétoriqueurs entre Paul Zumthor et François Cornilliat, débat exemplaire par la compétence des deux critiques non seulement dans le domaine de l’histoire littéraire mais de la critique moderne et de la pratique littéraire. Comment comprendre des textes apparus dans un contexte où la religion joue un rôle, peut-on faire abstraction de ce paramètre ?

Voir alors pourquoi certains termes ne peuvent pas être employés par les auteurs du Moyen Age. Il en va ainsi du mot « créateur », réservé à Dieu, (seul Dieu crée, le diable imite) et voir alors comment ces auteurs vont désigner l’activité littéraire : trouveur, ou, renvoyant à l’activité de « faire », facteur, faitistre ou encore acteur.

Mon troisième et dernier point est donc qu’il faut travailler la notion d’estrangement et faire parler cette langue légèrement différente, proche et lointaine. Je suis partie du point : pas de mot, une chose. Que se passe-t-il quand le mot est là mais qu’il ne désigne pas exactement la même chose qu’aujourd’hui ? Ainsi du mot poésie. Voilà la définition que donne au XIVe siècle de poetrie Jacques Legrand dans son Archiloge Sophie : « Poetrie est science qui aprent a faindre et a faire fictions fondees en raison et en la semblance des choses desquelles on veut parler » (éd. Evencio Beltran, p. 149). Poetrie n’est pas l’art du vers, qui relève de la grammaire, « elle est bonne science fondee en raison et en vraie philosophie ». Poesie, poete au Moyen Age font signe à la mythologie et laissent entendre une matière pleine de suc, une matière à interpréter, posant ainsi la question de la lecture. Il en va de même pour un mot comme sentement qui ne renvoie pas au sentiment de type psychologique, mais où le Moyen Age entend fortement un langage de la sensation, et le met en rapport avec les notions de sentir, d’expérimenter.

On appréhende ce que l’on peut gagner dans les domaines les plus variés à prêter attention aux mots et aux concepts que nous offre le Moyen Age. Ils sont là pour nous interroger (sans méfiance généralisée), nous permettre de mieux comprendre nos emplois, nos attitudes. Féconde étrangeté.

Michel Magnien : Littérature : d’où venons-nous ?

« Littérature : où allons-nous ? » Depuis bien des années, avec son exigence habituelle, sans désemparer Hélène Merlin-Kajman, au sein de cette UFR, devenue récemment département de « Littérature & linguistique françaises & latines » où j’ai la chance d’enseigner depuis tant d’années, nous invite inlassablement à nous poser cette question, et à fort juste titre, puisque c’est à la fois notre mission, et notre avenir proche, qui sont ici en cause. Or le moment de nos échanges où les organisateurs m’ont invité à prendre la parole parmi nous, juste après J. Cerquiligni, m’invite de manière un peu facile (mais la question est bien difficile à affronter directement pour moi, j’y reviendrai, rassurez-vous), à lui substituer une autre interrogation : littérature : d’où venons-nous ?

En effet je vous parle aujourd’hui, je parle plus généralement à mes étudiants d’une une époque (je serais presque tenté de dire : je parle depuis une époque, tant la mise en contexte de tout discours, de toute analyse sur ma période me semble primordiale, indispensable…) - une époque, donc, où la notion d’auteur émerge avec beaucoup de peine et où le terme même de « littérature » n’existe pas au sens où nous l’entendons de manière intuitive aujourd’hui (et où nos étudiants bien sûr l’entendent). Vous avez tous en tête la manière dont Gargantua évoque le temps de sa jeunesse dans sa trop fameuse lettre à Pantagruel : « Le temps estoit encores tenebreux et sentant l'infelicité et calamité des Gothz, qui avoient mis à destruction toute bonne literature. » (Pantagruel, ch. 8 ; p. 243 éd. Pléiade). Ce n’est évidemment pas, ou pas seulement, l’ensemble des textes littéraires que les hommes obscurs ont fait disparaître, mais toute culture, tout savoir. Littérature renvoie évidemment sous la plume de Rabelais au latin litteratura, au savoir, à l’érudition, comme on le voit dans l’expression pour lors récurrente « un homme de merveilleuse literature ». A la différence d’aujourd’hui, le terme ne désigne nullement un corpus limité de textes se distinguant par leur élégance, ou leur recherche, formelle et stylistique.

Les rares textes de la Renaissance (rares par rapport à l’ensemble de la production manuscrite et imprimée de l’époque) que la tradition, qu’elle soit académique ou universitaire, a progressivement rattachés, à partir du XVIIIe siècle (et des grands recueils bibliographiques), au corpus de la « littérature française » sont issus de la plume de gens qu’au tournant du XVe et du XVIe s., on appelait encore umanista ou poeta, qu’on disait travailler aux humaniores litterae, pour opposer leur activité à celle des théologiens qui eux se consacraient aux diuinae litterae. Une opposition qu’on voit encore à l’œuvre chez Montaigne lorsqu’il souligne au ch. « Des prières » qu’« il se voit plus souvent cette faute que les Theologiens escrivent trop humainement, que cett’autre que les humanistes escrivent trop peu theologalement » (I, 56, p. 431 éd. Pléiade). Comme d’autres, Montaigne appartient alors, malgré qu’il en ait, à cette masse confuse de producteurs de textes, de « faiseurs de livres », comme il les appelle avec dédain, qui visaient désormais (et encore pas toujours : voir le cas emblématique de Mellin de Saint-Gelais) à voir leur productions humanistes, concernant avant tout le monde comme il va, largement diffusées grâce à l’imprimerie.

Or lorsqu’ils prennent la plume, la plupart de ces « faiseurs de livres », produits d’un milieu le plus souvent humaniste, n’ont pas de visée proprement « littéraire ». Les humanistes sur lesquels j’ai le plus travaillé depuis maintenant 35 ans étaient soit médecins et physiciens comme Rabelais ou Scaliger, soit juges, comme La Boétie ou Montaigne, soit hauts fonctionnaires comme Budé ou Du Bellay, soit professeurs comme Boyssoné, Le Roy ou Dorat, voire imprimeur comme Dolet… Bien entendu, il faudrait beaucoup de mauvaise foi pour prétendre que les Regrets ont, même à leur parution en 1558, le même statut que le commentaire du livre 41 du Digeste publié quelques mois plus tard par Cujas [4]. Ce dernier gros in folio sorti de l’officine d’un imprimeur lyonnais cher à Michel Jourde, découle directement de son activité de juriste, alors que les Regrets ne sont que le reflet médiatisé par le prisme de la création littéraire, justement, de l’expérience de secrétaire d’ambassade de Du Bellay. Mais ces « passetemps » (c’est ainsi qu’en bien des préfaces du XVIe s. on désigne alors ces textes, composés en marge de leur activité principale par leurs rédacteurs, que nous, modernes, qualifierons de « littéraires », et que nous agrégerons à la « littérature » française [5]) n’ont pour lors assurément pas cette autonomie qui nous semble revenir de plein droit à la littérature : en 1559, Joachim devra rendre des comptes à son puissant cousin le cardinal Jean Du Bellay et justifier dans des lettres bien embarrassées la diffusion de ses sonnets lancés un peu imprudemment contre la cour de Rome…

Et c’est là que la schizophrénie s’introduit, puisque comme je le rappelais en commençant, l’institution universitaire a fait de moi un professeur de littérature française du XVIe siècle (lévite même devant protéger le saint des saints, en tant que Président de la 9e section du CNU…), statutairement obligé, en quelque sorte d’enseigner un objet qui n’existe pas ou du moins d’intervenir à propos d’un champ disciplinaire qui n’a jamais existé tel que sa dénomination actuelle invite à le concevoir depuis notre XXIe siècle. Alors comment échapper à la schizophrénie, qui, vous en conviendrez, n’est un état ni viable ni enviable ?

L’antidote à ce porte-à-faux permanent qu’il nous faut affronter, nous qui travaillons sur la « première modernité », me semble pouvoir se résumer en deux injonctions : (I) élargir et (II) contextualiser.

(I) Elargir : Je suis personnellement venu au XVIe siècle français via le latin, grâce à mon goût pour la langue latine, et je reste persuadé que le latin constitue une excellente porte d’entrée dans la période puisque la majorité des ouvrages publiés en France au XVIe siècle (plus de 60 %) l’ont été dans la langue de savoir. A lire ou parcourir les traités de poétique et de rhétorique, bien entendu, mais aussi de médecine, d’histoire naturelle ou de droit, on comprend mieux ce que recouvrent les bonae literae ou les humaniores literae, deux termes qui me semblent regarder vers ce qu’aujourd’hui on considère être la littérature.

Grâce à mes premiers travaux sur la Poétique de Scaliger puis sur la querelle du cicéronianisme et sur la question de l’imitation, j’ai en outre eu la chance d’envisager la production que nous désignons aujourd’hui comme littéraire sous l’angle de la rhétorique. Je ne vais pas aller joyeusement piétiner les plates-bandes de Francis Goyet, qui illustrera bien plus copieusement (et sublimement !) que moi cet aspect, mais l’approche rhétorique est aussi un solide moyen pour nous, seiziémistes, de ne pas plaquer du mécanique (emprunté à d’autres temps, ou d’autres modes d’analyse) sur du vivant (la prolifération textuelle qui marque la période) : la littérature telle que nous la connaissons est bien fille de la rhétorique, et privilégier une approche rhétorique de notre corpus (rhétorique plénière, pas rhétorique restreinte, bien entendu) nous permet de conduire nos étudiants à une plus juste appréciation du statut et des enjeux des textes produits alors. J’ajouterai que je reste persuadé qu’on trouvera toujours plus de lumière chez Aristote ou Cicéron pour mieux appréhender un texte de cette période que chez Riffatere ou Genette… Voilà qui, sans m’étendre sur le retour en grâce d’une certaine histoire littéraire, me permet de passer à mon deuxième impératif :

(II) Contextualiser : oui, dès qu’on lit ou fait lire un texte de la Renaissance, il faut sans cesse, en tant que chercheur, en tant qu’enseignant remettre le texte dans son contexte historique et social de production. Je n’entends pas par là qu’il faille à tout prix historiciser nos lectures, mais que nous devons être bien conscients que tout texte alors composé est un texte issu d’un processus d’imitation et que, partant, il s’inscrit dans une longue tradition qui remonte à l’antiquité et qu’on ne saurait jamais négliger. Même un dizain de Scève, même un sonnet de l’Olive qui ont pu alimenter naguère une approche autotélique de la poésie renaissante doivent être lus comme des textes de leur époque, qui sont composés dans le cadre d’une poésie d’imitation, correspondent à une certaine attente et, partant, répondent à certains impératifs rhétoriques.

A tout prendre, plus que comme un Professeur de littérature française, j’aimerais autant être considéré comme un historien du métadiscours poétique et rhétorique…

Michel Jourde :

Je viens d’avoir 50 ans et je n’ai exercé jusqu’à ce jour qu’un seul métier. Ce métier, qui consiste à étudier et enseigner la « littérature française du XVIe siècle », je ne l’ai même exercé qu’en un seul lieu, à la manière de mes ancêtres paysans ou artisans qui n’auraient guère songé leur vie durant à quitter leurs champs ou leur atelier, même si, pour ce qui me concerne, ce lieu n’a pas cessé, depuis que j’y travaille, de changer de nom et même de coordonnées géographiques : actuellement, cela s’appelle l’École Normale Supérieure de Lyon. J’ai donc des raisons de me sentir plutôt à l’abri du sentiment de « dislocation » ou de « perturbation » que ce colloque cherche à explorer : les étudiants que je rencontre ont généralement vocation à passer le concours de l’agrégation de lettres et chaque année une œuvre du XVIe siècle est inscrite au programme de ce concours, ce qui justifie que je fasse cours sur cette œuvre mais aussi qu’en amont je fasse des cours plus généraux qui les préparent à l’étude de cette œuvre et qu’en aval j’accompagne les premiers pas de ceux qui se destinent à commencer des recherches plus spécialisées dans ce domaine qu’on appelle communément la « littérature française du XVIe siècle ».

Pourtant, dans l’argument de ce colloque, ce qui m’a parlé le plus directement, ce sont les guillemets entourant le mot « littérature », puisque j’y ai reconnu une pratique qui est aussi régulièrement la mienne dans mes intitulés de cours, lorsque c’est moi qui les choisis (je ne choisis pas les programmes de l’agrégation) : par exemple « Livre et “littérature” à Lyon au XVIe siècle » – et parfois cela donne même des intitulés comme « Les états du “littéraire” en France au XVIe siècle ». Ces guillemets, je crois, sont une manière de faire deux choses à la fois : d’une part, afficher l’anachronisme de la notion, dire que mon cours tiendra compte du fait que le concept actuel de « littérature » n’avait pas d’équivalent à l’époque où ont été produits les textes qu’on analysera et que quand on rencontrera le mot « littérature » dans une page de Rabelais, il s’agira d’un faux-ami ; d’autre part, c’est une manière de défendre quand même la pertinence de l’emploi du terme, de dire que je considère que l’existence du cours (le nombre d’ECTS qu’il permet d’obtenir, le salaire que je perçois pour le donner, la présence des étudiants), tout cela n’est justifié que par l’emploi de ce terme de « littérature ».

Pour dire la même chose à l’envers, mes guillemets expriment une double défiance dans l’exercice de mon métier, autrement dit une défiance à l’égard de deux tentations que je peux éprouver moi-même dans cet exercice. D’un côté, la tentation de négliger les conditions spécifiques de production et de réception des textes, ou de recourir sans précaution à des catégories anachroniques (Rabelais « romancier » comme Thomas Mann). De l’autre, la tentation, plus courante dans mon milieu professionnel, de se passer du mot « littérature » pour lui substituer une notion plus vaste et moins impropre historiquement : le centre de recherches pluridisciplinaire dont je fais partie, avec tous les autres « littéraires Ancien Régime » de mon établissement, est censé travailler, d’après son intitulé, sur l’histoire des idées, de la rhétorique, de la philosophie, mais pas sur l’histoire de la littérature, et on nous explique régulièrement que nous, les « littéraires », nous sommes indispensables à ses activités à condition de savoir être discrets, peut-être même de plus en plus discrets, par exemple en évitant le mot « littérature » dans nos demandes de financement. Ce qui va finir par créer une sorte de clivage plutôt déplaisant dans l’exercice de notre métier.

Il est facile de voir ce qu’il y a de commun dans ce que je perçois comme deux périls : ce sont deux formes d’élargissement, qu’il s’agisse d’un élargissement diachronique au nom d’une essence de la littérature ou d’un élargissement en synchronie, dans ces périodes d’Ancien Régime où la littérature était nulle part et donc partout. Cela m’avait frappé également lors de la table-ronde organisée par Transitions en décembre 2011 « Les usages de la littérature » : chaque fois qu’on suggère que les études littéraires pourraient trouver une légitimité supérieure ou refonder leur légitimité en voyant plus large que leur vieux répertoire de textes et de pratiques, l’élargissement m’apparaît d’abord comme une fuite en avant plus ou moins désespérée. Comme si les textes qui m’ont conduit à choisir le métier que je fais allaient soudain disparaître des écrans, comme sur GoogleMaps, quand on regarde une ville avec StreetView et qu’on élargit trop le cadre : on voit la carte mais on ne voit plus les maisons. Par ailleurs, je ne vois pas au nom de quoi les littéraires seraient les mieux placés pour produire ou transmettre des savoirs aussi vastes que « la fiction des origines à nos jours » ou bien « la culture écrite sous l’Ancien Régime », pour dessiner eux-mêmes d’aussi vastes cartes : il suffit pour s’en convaincre de discuter avec de vrais historiens du livre des travaux que nous, littéraires, nous faisons parfois en croyant faire de l’histoire du livre. Enfin, ces élargissements me semblent souvent se contredire les uns les autres : dans les études seiziémistes, par exemple, on parle parfois d’un retour de l’érudition survenu dans les années 1980 qui aurait revitalisé les études littéraires en élargissant les corpus et en renouvelant les méthodes : mais je ne suis pas du tout convaincu que les différentes formes qu’a prises cette nouvelle érudition, par exemple d’un côté la rhétorique et son idéalisme (il s’agit de remonter vers « le ciel des idées rhétoriques »), et de l’autre l’histoire du livre et son goût parfois un peu cynique pour les stratégies d’auteurs ou de libraires, je ne suis pas sûr que tout cela soit si facile à concilier, ni que la vaste carte ainsi dessinée reste lisible.

Donc, il s’agirait d’assumer la défiance typique du « littéraire » à l’égard du « généralisme » ? Repli sur ma période, mon corpus et ma petite discipline, si incertaine soit-elle ? Francis Goyet a écrit récemment des choses très fortes à ce sujet sur le site de Transitions en défendant, pour sa part, une position scientifique à l’égard de la littérature, c’est-à-dire une manière de partir toujours du général, parce qu’il n’y a de science que du général, d’où pour lui le choix de la rhétorique, alors que la tendance des « littéraires » serait toujours de « mettre au plus haut le particulier », l’expérience singulière des textes. Pour ma part, je ne crois pas qu’il s’agisse d’un choix entre le particulier et le général, mais d’un désaccord sur la définition du général. À mes yeux, ce qu’il peut y avoir de « général » dans les textes du XVIe siècle que mon métier me fait lire n’a été nommé nulle part, ni à l’époque de Cicéron, ni au XVIe siècle ni maintenant, par aucun discours à visée générale (la rhétorique, la poétique, la philosophie morale, ou que sais-je). Le « général » auquel ces discours-là donnent accès relève de l’histoire des idées, alors qu’en faisant figurer un texte dans un programme de littérature, qu’il soit canonique ou extravagant, je considère qu’il est censé appartenir au monde, au commun, au « concret » comme disait Auerbach, à un « concret » dont je me sens faire partie en faisant ce métier. C’est la réponse qu’Auerbach avait faite à Ernst-Robert Curtius quand celui-ci critiquait les faiblesses conceptuelles de Mimesis : « Mon effort d’exactitude se concentre sur le particulier et le concret. Le général en revanche, qui compare les phénomènes, devrait être élastique et lâche »[6]. Le général n’est donc pas moins important que le particulier dans les études littéraires, mais il relève de la comparaison entre des objets plus ou moins comparables, par exemple des objets très anciens et d’autres tout neufs, et non pas d’un dépassement ou d’un envol au-dessus de ces objets ; et ce « général » est fait pour demeurer « élastique et lâche », c’est-à-dire qu’il ne peut être figé dans aucune loi comparable aux lois de la physique, puisqu’il est inscrit dans le temps humain, les études littéraires restant des expériences de langage faites à un moment donné à propos d’autres expériences de langage. C’est ce qui crée assurément le déficit de scientificité des études littéraires : il n’y a pas beaucoup de biologistes moléculaires amateurs, alors que, quand j’emploie le mot « littérature », j’accepte l’idée qu’un lecteur quelconque puisse parvenir à nommer dans un texte ce que moi qui suis payé pour le lire n’y avais pas vu ou ce que je n’étais pas capable de nommer. Le métalangage le plus sophistiqué ne me garantira jamais contre ce risque.

Mais ce manque est aussi une force, une capacité de résistance, une « élasticité » à proprement parler. C’est pourquoi les corpus dit « canoniques » sont en réalité extraordinairement mouvants, au gré de l’histoire présente : pour le dire vite, c’est la décolonisation qui fait que Jean de Léry est devenu un auteur important de la littérature française du XVIe siècle (jusqu’au sujet du bac de français 2012), c’est elle qui donné sa portée la plus « générale » au travail érudit qui était fait sur le texte par des littéraires seiziémistes comme par des anthropologues des sociétés tupinamba du Brésil. Comme l’écrit Auerbach dans le même texte : « Il vaut mieux être consciemment lié à son temps que de l’être inconsciemment ». C’est seulement quand elle est mal faite, inconsciente d’elle-même et de sa situation présente, que la recherche savante sur les textes anciens semble rendre ces textes toujours moins accessibles, les replier sur eux-mêmes ; quand cette recherche savante est bien faite, qu’elle le veuille ou non, elle rend ces textes lisibles au présent, comparables à d’autres textes produits dans de tout autres conditions, et qu’importe alors que la comparaison rendue ainsi possible soit effectuée par le savant lui-même, ou par un autre, ou à plusieurs, ou bien remise à plus tard. Il faut avoir confiance dans l’élasticité de la discipline.

Finalement, en choisissant de travailler surtout sur le XVIe siècle, je suppose que j’ai voulu travailler sur ce que je percevais comme l’état le plus éloigné de ma propre langue. Ces textes étaient les plus anciens qu’on me donnait à lire sans qu’ils soient traduits. Il restait simplement à apprendre à les lire et cela me plaisait même si cela me paraissait difficile (ce que je continue de me dire devant chaque nouveau programme d’agrégation). C’est peut-être encore une histoire d’élasticité, finalement : éprouver la distance maximale à l’intérieur de ma propre langue, voir jusqu’où ma parole pouvait aller. Depuis, en tant que vieil « écolier limousin », j’ai compris que cette histoire de langue était plus compliquée que ce qu’on m’en avait dit, ce qui fait que mon propre corpus seiziémiste n’est plus seulement de langue française, j’aime y mettre un peu de languedocien ou de gascon, sans parler du latin ou des langues imaginaires. J’ai compris aussi que l’expression « littérature française du XVIe siècle » recélait une impropriété (d’où les guillemets), me confrontait à une part d’indétermination – ce qui signifie aussi que je n’aurai jamais fini de lire ; et je me dis que ce n’est pas un hasard si les collègues avec qui je parle le plus (en dehors de ceux qui travaillent sur la même période que moi, ou un peu en amont, ou un peu en aval) ce sont les contemporanéistes, ceux qui ont fait le choix d’affronter une autre forme d’indétermination de la littérature, non pas celle du passé mais celle du lendemain.

Mathilde Bombart : De la littérature à la littérarisation

Je voudrais tenter de me confronter aux questions soulevées par le colloque en partant tout d’abord de ma pratique comme chercheur spécialiste du XVIIe siècle pour confesser ce qui est bien, en effet, une difficulté vis-à-vis de l’emploi du terme de littérature dans cette recherche ; je le trouve difficile car il ne me permet pas de rendre compte pleinement ni de mes objets, ni de la manière dont je les aborde. Désigner les textes sur lesquels je travaille comme « littéraires », ce serait pour moi d’emblée les rattacher à un mode de reconnaissance, d’existence sociale (que l’on peut nommer institutionnalisation ou canonisation), de consommation qui ne me satisfait pas moins pour ce que sont ces textes en eux-mêmes que pour le regard que le classement comme littéraire amène à porter sur eux.

Dire d’un texte qu’il est « littéraire » aboutit selon moi à une triple opération de :

1) dématérialisation ;

2) familiarisation, soit de rapprochement et donc de négation de la distance temporelle qui nous sépare de leurs conditions de production et de réception dans l’histoire, mais aussi et surtout négation de leurs conditions matérielles et historiques de transmission jusqu’à nous ;

3) de prise de position sur la qualité esthétique de l’écrit en question, prise de position dont il m’importe au contraire de la laisser suspendue le plus longtemps possible.

Du coup, j’ai fait le choix autant que possible dans mon travail de recherche de trois termes qui me semblent permettre de donner plus de jeu à mes objets et de pouvoir les approcher d’une manière qui me paraît plus juste :

1) Dans ma thèse où je questionne certaines circonstances touchant à la mise en place d’un marché du livre en français dans le premier XVIIe, j’ai préféré parler de « nouveautés de langue française » de manière à situer mes objets dans le cadre du contexte éditorial et marchand qui était celui que j’ai cherché à construire autour de mes objets [7]. Ce sont bien sûr les méthodes et les objets de l’histoire du livre que j’ai fait mien en cherchant à toujours d’abord voir le livre avant le texte.

2) Dans mes recherches postérieures et actuelles, ce sont les termes d’écriture et d’écrit que j’utilise : il s’agit par là d’abord de se donner les moyens de saisir l’écriture comme moment et activité impliquant un engagement existentiel, une construction de soi (ou d’une identité de groupe), y compris dans le travail de la langue ou la mise en œuvre consciente d’une « esthétique » [8].

Pourquoi écriture et écrit ? là encore, parce qu’il s’agit justement de se situer en quelque sorte « en-deçà » de la littérature, de saisir le geste ou l’action avant que le discours ne soit saisi par tout classement social ou normatif – parce qu’il s’agit aussi d’ouvrir le corpus des objets considérés à des écrits dont le mode d’existence matériel, la visée ou même la qualité ne correspondent pas forcément à ce que l’on entend en général par « littérature ».

Je pense là particulièrement au travail que j’ai fait sur des lettres (conservées uniquement dans les archives de la Bastille) écrites par une jeune femme embastillée pour de mauvais écrits vers le milieu du XVIIIe siècle dans le cadre d’un projet sur les rapports entre l’écriture et l’action que je mène en ce moment avec un groupe de recherches associant littéraires et historiens, le Groupe de recherches interdisciplinaires sur l’histoire du littéraire. En l’occurrence ici, ce qui est au centre de l’étude est bien plutôt le geste, l’activité d’écriture elle-même pour autant qu’on puisse la saisir dans la trace que l’archive nous en laisse, plus qu’un objet fini en tant que tel.

3) Pourtant, je ne voudrais pas trop couper ce type de travail et les objets qu’il implique de ce que l’on entend par littérature en versant par exemple dans une opposition entre littéraire et documentaire ou littérature et archive. C’est justement pour cela que je trouve opératoire la notion de littérarisation. Je reprends cette notion au travail de Christian Jouhaud [9] qui désigne par là le fait pour des écrits, dans l’ancien régime, d’être publiés et mis en circulation en-dehors de toute garantie par des institutions, des communautés, des corps, à destination aussi d’un public non spécifié, non déterminé et ouvert (voir notamment l’introduction à ce livre). La littérarisation, en ce sens, c’est la possibilité pour des écrits, des livres, de se dégager d’une appartenance institutionnelle ou sociale fixe et reconnaissable, pour ouvrir un espace de circulation, qui, à la fois, peut mettre à mal et faire se recomposer les identités, individuelles ou collectives, ou qui peut encore faire communiquer des espaces qui normalement ne se rencontrent pas.

L’idée de littérarisation a plusieurs vertus :

– D’abord le littéraire ne renvoie plus à une catégorie associée à un classement (mettant en jeu un jugement de valeur associé à ses qualités intrinsèques) mais à un mode de fonctionnement social et politique des écrits et des textes. C’est bien en ce sens que l’idée de littérarisation a été très utilement exploitée par différentes études s’intéressant aux enjeux politiques et sociaux des écrits du passé [10] .

– Dès lors, ensuite, le rapport au littéraire peut être pensé sous la forme d’un processus consistant à opérer le déplacement ou le passage d’un régime d’écriture et de publication à un autre – d’un écrit lié à un savoir spécialisé, par exemple, ou à une action politique précise, vers une énonciation tournée vers un public plus large ou sortant de la sphère restreinte, spécialisée, de la destination initiale (en ce sens, la littérarisation peut recouper les idées de transmission, de médiation voire même de vulgarisation, utilisées pour analyser les formes de publication non savante d’un discours de spécialiste, comme la médecine, etc.) [11].

– Enfin, l’intérêt selon moi de cette méthode est de permettre une vision par degré ou progressive des objets sur lesquels nous travaillons ; et je pense qu’il peut être intéressant de poser par hypothèse la capacité de certains écrits à fonctionner « littérairement » par bout, par moment ou par lieu ; et donc plus largement la possibilité d’un fonctionnement multiple des écrits, selon les lieux, les échelles peut-être et les temps de lecture.

Pour terminer, je voudrais dire en deux mots la manière dont ces choix de chercheur orientent ma pratique comme enseignante de XVIIe dans un département de lettres modernes. Je pense que dès la licence, il est tout à fait possible de montrer aux étudiants que les œuvres sur lesquelles nous travaillons, et qui sont presque nécessairement prises dans un corpus canonique, peuvent et doivent être considérés comme des écrits, dont la mise au jour, la publication et l’écho s’inscrivent dans des processus saisissables et rapportables à des circonstances que l’on peut objectiver. Je n’ai pas l’impression de me livrer à une vaine déconstruction lorsque je fais cela car cela permet au contraire :

1) De travailler avec les étudiants sur la notion de support ou de mode de diffusion des textes, du savoir et de la culture – un travail à mon sens essentiel alors que beaucoup accèdent aux œuvres étudiées via internet, wikisource au mieux ou d’autres sites encore dont l’usage entretient une fallacieuse illusion de transparence et de disponibilité immédiate des connaissances et des objets.

2) De réfléchir de manière critique à notre rapport au corpus sur lequel on travaille : quel est son mode de présence pour nous aujourd’hui s’il en a un ? d’après mon expérience, les étudiants oscillent dans leur rapport aux œuvres du passé entre distance extrême (incompréhension, ennui, désintérêt) et identification extrême (et là je pense que la position du XVIIe est tout à fait critique sur ce point du fait de la centralité de ce siècle dans les programmes de l’éducation nationale depuis le collège). J’ai l’impression que réfléchir sur le découpage de nos objets, leurs modes de constitution et de transmission jusqu’à nous (y compris son passage par d’autres medium, comme le cinéma) peut permettre aux étudiants de trouver une position plus juste face aux textes.

Jean-Paul Sermain : Un lecteur naïf et sentimental

La coupure induite par la formation de la notion et du domaine de la littérature à la frontière du XVIIIe et du XIXe siècle conduit à une sélection dans l’héritage littéraire et à une autonomisation accrue des œuvres, comme déliées de leur ancrage social (qui incluait la formation aux lettres par la rhétorique et la poétique) : on sépare une partie des textes définis comme littéraires (ce qui revient aussi à récupérer une partie des œuvres écartées précédemment comme celles du XVIe siècle, puis celles du Moyen Âge). Ce nouveau découpage (quantitatif et qualitatif), comment en apprécier l’importance et les conséquences dans les pratiques mêmes ? Si Pascal et Montaigne ne sont pas moins appréciés ou moins lus, ils le seront certes autrement, mais parce que leur visée ne peut plus être la même pour des raisons historiques plus que théoriques. Ils parlent d’un monde qui a disparu comme Prévost ou Rousseau.

Pour autant, leur appréciation a-t-elle radicalement changé ? Considérés dans la perspective des textes à l’époque, on ne les met pas sur le même plan qu’un catéchisme ou qu’un livre de Rapin ou de Moncrif. Le discours théorique de la première modernité ne donne aucune indication sur eux, ne dirige pas leur lecture, mais le lecteur établit une hiérarchie souple, imprécise mais assez diffusée de valeurs : il y a bien une échelle de la pensée et du bien dire comme de la poésie. Le discours critique de cette période peut être intéressant, il serait vain de croire qu’il encadre les textes et la lecture : pourquoi en serait-il autrement aujourd’hui ? Les textes radicaux du romantisme allemand ou de la France d’après 1945 ne sont qu’un élément d’une pratique littéraire qui les déborde infiniment.

Inversement, et je prendrai des éléments de mon expérience de lecteur : quand j’ai découvert vers 1968 Marguerite Duras j’ignorais tout et de son histoire avant et pendant la guerre, et tout du nouveau roman. J’ai été longtemps un lecteur le plus actuel puisque j’attendais la parution de ses nouveaux livres que j’aimais à ma façon ignorante. Je suis à la fois le plus contemporain des lecteurs sans curiosité pour les débats théoriques qui la portent. Je lis, de travers sans doute, mais en dehors des cadres, sinon celui d’une scolarité de banlieue dans un espace déshérité (dans des conditions d’isolement voisines de la très grande banlieue aujourd’hui).

Aujourd’hui, quand je lis les romans de Sebald, de Mc Ewan ou de Jonhatan Coe, de Bolano ou de Javier Marias et de Javier Cercas, sans oublier Michon ou Toussaint, j’apprécie leur invention propre, je sais que certains ignorent les changements du roman au XXe siècle, je m’intéresse à ce dont ils parlent, et je peux là encore ne pas tenir compte des ruptures successives de la modernité ; je peux passer d’eux à Apulée ou à d’Urfé comme je peux passer de Shakespeare à Marivaux, de Molière à Pinter ou Beckett ou Ibsen : ce sont des mondes différents mais en quelque sorte participant d’un ensemble relativement homogène. Aussi a-t-on pu lire les textes du XIXe siècle en les liant aux textes antérieurs, et c’est encore possible aujourd’hui, même si la multiplicité des expériences laisse beaucoup plus de liberté à chacun dans ses pratiques et ses goûts de lecteur. Les mises en scène actuelles mettent bien sur le même plan des répertoires multiples (et par rapport à la première modernité, ce triomphe d’un répertoire est inversement proportionnel à la faible place des pièces contemporaines).

La littérature est-elle rétrécie ? J’en doute. Parce que de nombreux champs littéraires se sont ouverts, avec la littérature de masse et des genres populaires comme le roman policier (j’en suis moi-même un lecteur assidu, ou d’autres textes « populaires » de type satirique, comme tel roman de S. Faulks), des genres mixtes si l’on peut dire comme la bande dessinée ; il y a d’autre part circulation entre les genres littéraires, le cinéma et les séries télévisuelles. On pourrait dire que films et téléfilms font faire des expériences très proches des expériences littéraires. Et la littérature politique, morale, religieuse, me direz-vous ? Est-elle reléguée dans les sciences sociales ? Non pas reléguée, elle s’y épanouit : certes les cadres et les catégories de pensée sont neufs et beaucoup plus riches si l’on prend en main un ouvrage de psychologie ou de sociologie, mais les psychanalyses racontées par Freud, Le Schizo et ses langues, ou bien tel ouvrage de Richard Sennet comme Respect ou Le Travail sans qualité ne me semblent pas radicalement étrangers aux textes de Montaigne, de La Bruyère, de Montesquieu, de Marivaux, de Rousseau : une pensée se constitue en recourant à des formes littéraires multiples, dans un effort de composition et de rédaction, dans une attention aux situations intérieures et aux évaluations morales et politiques. On ne les enseigne pas, on pourrait certes les inclure dans certains programmes, toutefois la tâche de l’enseignement n’est pas d’être exhaustif, mais d’opérer des choix pour des raisons d’économie, de hiérarchie ou d’efficacité. Les habitudes de lecteur et les devoirs de l’enseignement sont autres.

Je ne sais pas si la rupture la plus importante tient à la formation de la littérature ou au phénomène de l’historicisation tel que le décrit si bien Leo Strauss : la littérature est un produit historique (puisque son émergence est récente) et ses moments trouvent leur cause et leur sens dans des moments séparés qui auraient leur logique propre (antiquité, moyen âge, première modernité, deuxième modernité, aujourd’hui ?) ; leur valeur serait aussi historique et chaque moment intègrerait du passé ce qui lui convient. Le jugement antérieur était certainement fondé sur le sentiment d’une valeur lettrée solidaire d’autres valeurs morales, religieuses, esthétiques remises progressivement en cause par le sentiment de leur appartenance historique - à l’occasion déjà des deux grandes querelles des anciens et des modernes.

L’historicisme conduit à un relativisme : le rétrécissement relatif de la littérature opéré vers 1800 doit lui-même être apprécié au regard de l’élargissement des matériaux, des lieux, des registres. On a aujourd’hui une matière littéraire largement aussi étendue qu’avant, et même démesurée dans sa production et ses ambitions. Le problème posé par cette extension est qu’elle augmente encore la variété des critères (nullement absente auparavant) et l’ordre implicite qui permettait de se repérer à peu près tranquillement : ordre fondé sur l’idée que les entreprises humaines devaient tendre à une excellence, collective et individuelle. C’est plutôt l’inquiétude sur les valeurs (seulement historiques, locales ?) peut-être la primauté de la liberté individuelle et l’exigence démocratique qui rendent notre rapport à la littérature non pas moins riche ou moins plaisant ou moins instructif, mais difficile à enseigner et à situer dans l’espace social : valeurs éclatées, multiples, changeantes qui demandent des ajustements et des précautions.

L’hypothèse d’une homogénéité fondamentale de l’univers littéraire (ses productions, ses auteurs, ses lecteurs) s’appuie sur la permanence de son cadre conceptuel en Europe (et on sait l’extension mondiale de ses modèles), forgé à peu près au moment où cet univers est formé : Aristote et Platon définissent les deux théories de la poésie qui vont l’accompagner et la faire vivre jusqu’à aujourd’hui, l’une comme mimesis, le terme d’imitation étant peut être aujourd’hui mieux compris comme représentation, et l’autre comme inspiration reposant sur des émotions qualifiées par leur dynamique ascendante (Horace et Cicéron d’un côté complétant Aristote dans le sens d’une morale civique de l’auteur, et Longin dans le sens d’une spécificité de l’émotion artistique, pré-esthétique en un sens). Les pratiques littéraires relèvent presque toutes de la représentation, en mettant l’accent plus ou moins sur les inspirations platoniciennes, qui ne triomphent vraiment qu’avec l’art abstrait puisqu’il offre des formes et des rythmes et veut les ramener à leur essence (mais l’art abstrait est resté marginal dans le domaine littéraire). Les différentes révolutions théoriques et les différentes ruptures dans les pratiques d’écriture s’inscrivent sur plusieurs plans à la fois : elles concernent les formes, les contenus, les modes de lecture et les relations au public ; à l’égard du cadre conceptuel de la littérature, elles sont plutôt des soubresauts. Par conséquent elles peuvent prendre place dans une continuité et laisser les lecteurs accueillir les textes nouveaux sans rejeter les textes anciens. Leur configuration certes subit des corrections incessantes (mais avec pourtant de remarquables pérennités : la canonisation de quelques grands textes, quelques grands auteurs ne faiblit pas), sans que changent profondément le projet de la littérature et l’accès aux textes. C’est pourquoi nous pouvons lire des textes anciens et que nous continuons à lire des poésies, à voir des pièces, à déchiffrer des essais, à nous plonger dans des romans, à goûter des nouvelles, à utiliser des fables, à mémoriser des chansons, etc., dont la langue littéraire et les effets sont homogènes à ceux d’autrefois.

Discussion :

François Cornilliat : Merci à nos cinq intervenants d’avoir joué le jeu. Je crois qu’une série d’enjeux a été formulée. Nos intervenants ont-ils des réactions à ce qu’ils viennent de dire et d’entendre ? Nous avons près d’une heure de discussion devant nous.

Jacqueline Cerquiglini-Toulet : Pour ma part, je suis frappée que l’histoire des guillemets ait fait réagir tous les participants et je voudrais souligner à nouveau la raison pour laquelle, selon moi, il ne faut pas mettre de guillemets à « littérature » : parce que la littérature médiévale, on a tendance à dire qu’elle n’existe pas, qu’il s’agit de faux documents pour les historiens, que c’est autre chose, que c’est du folklore – d’où ma défense, jusque sur le bûcher, de l’utilisation du mot sans guillemets. Alors que je vois bien que pour vous, c’est facile : la littérature existe ! Il y a une coupure : le moyen-âge est avant. Il se peut que le raisonnement chronologique soit lui-même discutable mais j’en ai terminé, pour le moment, à propos de ce sentiment profond qu’il faut affirmer, quand on est médiéviste, que la littérature médiévale existe.

Michel Magnien [à Michel Jourde] : Je n’ai pas très bien compris, Michel, pourquoi tu disais que nous étions en désaccord. Sur quel chef ?

Michel Jourde : Au moins sur le mot d’élargissement. Sur le rapport à la langue. Il se trouve que j’avais rédigé une phrase qui inversait l’une de tes phrases parce que tu as dit que ce qui t’avait amené au XVIe siècle, au lycée, c’était le latin, et moi j’ai dit que c’était exactement l’inverse. C’est le rapport d’éloignement dans ma propre langue, le goût pour la littérature poussé au plus lointain de notre raison… Les textes médiévaux qu’on nous donnait au lycée étaient rares et ils étaient traduits...

Hélène Merlin-Kajman : Je voudrais vous remercier, vraiment. Je suis très, très heureuse, étant donné l’enjeu du colloque, de la rapidité avec laquelle nous sommes entrés dans le vif du sujet. Je voudrais sans attendre réagir à propos de cette question des guillemets : ils sont dans le programme du colloque. Ils nous ont semblé évidents. Si nous n’en mettions pas, nous courions le risque de ne pas rassembler du tout. Il fallait des guillemets pour avertir que nous suspendions quelque chose. Et je pense que, alors que nous avons donc suivi un ordre chronologique pour cette première session, on voit très bien que le désaccord attendu entre spécialistes de la « littérature » – entre guillemets – avant la Révolution et après la Révolution, se joue quasiment de la même manière chez les dix-septiémistes et les seiziémistes... Alors, si je résume très simplement, Jacqueline a commencé par dire son refus des guillemets ; Michel (Magnien) a dit qu’il était spécialiste d’un corpus de textes où le concept de littérature n’existait pas – d’où la schizophrénie finale ; Mathilde, tu as expliqué que tu n’employais pas le terme, tu préfères actuellement le terme d’écriture ; Michel (Jourde), tu as dit, toi, que tu mettais les guillemets et que ça ne voulait pas dire refus ou acceptation, ça voulait dire conscience du problème de l’anachronisme et cependant volonté de faire valoir une définition d’une discipline étrange qui a pour spécialité d’avoir un objet dont personne, en droit, n’est spécialiste, pour résumer ; et Jean-Paul, tu nous as montré, toi, par ton expérience de lecteur, que tu étais d’accord, en gros, avec Michel Jourde.

Quant à moi, je repartirai du terme de « passe-temps » employé par Michel Magnien : car ce qui me frappe ou m’interpelle particulièrement, disons, c’est que j’y lis un point sur lequel vous semblez tous d’accord, y compris Mathilde quand tu dis qu’il y a littérarisation quand il y a désinstitutionnalisation, déspécialisation du discours, et au fond, là aussi, c’est exactement ce que Jean-Paul disait à propos de Montaigne et de Pascal en disant qu’il n’y a pas de discours critique qui puisse rendre complètement compte de qui se passe dans ces textes-ci. Et ce point est celui-ci : il y a littérature quand il y a un point de non-spécialisation, que je rapproche donc du passe-temps. C’est-à-dire que, bien sûr, ces gens, ce sont des lettrés, des gens qui savent écrire ; n’empêche qu’ils visent quelque chose dont tout le monde fait l’expérience, parce que c’est le passe-temps par exemple, ou l’expérience commune. Mais je vais peut-être trop vite dans l’idée que tout le monde soit d’accord.

Mathilde Bombart : Alors je suis assez d’accord avec ça mais ce qui m’avait avant tout frappée dans ce qu’a dit Michel Magnien, c’est que, certes, Les Regrets, c’est en effet un passe-temps, mais c’est aussi l’écriture d’un secrétaire. Donc, d’une certaine manière, pour bien comprendre ce que sont Les Regrets, peut-être il faudrait finalement en revenir à une sorte de professionnalisation, de rapport professionnel à l’écriture à ce moment-là. Et c’est ce que je trouve assez intéressant dans ce travail de remise en contexte que l’on peut faire sur ces textes du passé, c’est de les ramener à des réalités qui, précisément, nous font aussi sortir de ce qu’on appelle « littérature », quitte à les y ramener après. C’est un mouvement d’aller-retour que je trouve très intéressant par rapport aux pratiques de l’écrit. Je trouve que l’on gagne à élargir le champ et à ne pas le considérer seulement du côté du passe-temps ou de ce qu’on appelle « littérature ».

Xavier Garnier : J’aimerais bien poser une question en introduisant un mot nouveau et demander, notamment, quelle est la couleur de l’événement de lecture qui fait que quelqu’un qui découvre Montaigne, à dix-huit ans ou à dix-neuf ans, et qui n’est pas du tout informé et qui, après avoir suivi des cours de littérature, relit le même texte et connaît une nouvelle rencontre ou un nouvel événement de lecture : qu’est-ce qui s’est passé entre-temps ? est-ce que ces deux événements sont hiérarchisables ? est-ce que le premier est disqualifié ?

Michel Magnien : Bon, je reviendrai un peu sur ce refus de la chronologie ; je ne crois pas qu’il y ait un « avant » et un « après », je crois qu’il y a deux types de lecture, on l’a vu un peu tout à l’heure à propos de Marguerite Duras, je pense qu’on peut être un lecteur ignorant de Marguerite Duras et un lecteur averti de Marguerite Duras. Alors le problème, là je vais parler de mon expérience personnelle à nouveau, c’est que moi, je n’arrive plus, bien sûr, à être un lecteur naïf de notre corpus. Donc moi je suis un lecteur naïf de la littérature qui se fait actuellement. Mais je ne peux plus l’être, bien entendu, de la littérature que nous enseignons, donc c’est vrai qu’il y a une espèce de rupture par rapport à ce que nous avons pu vivre comme étudiants. C’est vrai que les plaisirs ne sont plus les mêmes. Mais il m’arrive encore parfois d’être ému par tel sonnet de Ronsard ou par tel texte de Montaigne, heureusement. Je crois que c’est quelque chose d’assez confus. Je ne crois pas que le fait d’être un lecteur averti puisse complètement empêcher la lecture qu’on pourrait peut-être qualifier comme lecture au premier degré ou comme lecture naïve, lecture d’adhésion. Et c’est la difficulté qui va être la nôtre au cours du colloque, c’est-à-dire la difficulté de croiser une lecture de plaisir, une lecture d’adhésion et une lecture critiquée ou distanciée. On en est encore là.

Michel Jourde : Je veux bien aussi tenter une réponse. L’idée d’une absence de hiérarchie entre ces deux événements de lecture dont vous parlez, elle est évidemment déplaisante pour nous parce qu’elle met en cause toute légitimité sociale de notre activité : si ce qu’on produit, ce sont des opérations de lecture qui sont identiques, après tout, à ce qui pourrait arriver dans d’autres contextes, dans une librairie par exemple, il y a quelque chose qui n’est pas satisfaisant pour nous. En revanche, je crois qu’on pourrait dire que notre travail, en tout cas c’est ainsi que je le comprends, n’est légitime que s’il intègre l’idée que le premier événement de lecture dont vous parlez peut toujours avoir lieu et a lieu autour des textes dont nous nous occupons. Alors, c’est vrai que les questions de contextualisation entrent en jeu ; je ne vais pas vers l’élargissement, qu’il soit synchronique ou élargissement à une question transhistorique, je n’arrive pas à y voir des réponses aux questions qu’on peut se poser et ce qui m’inquiète dans la pratique de la contextualisation de nos textes anciens, c’est quand je vois qu’elle a parfois d’abord pour effet de vouloir dénoncer comme absolument fausse, illusoire, voire sans portée, la première expérience dont vous parlez et c’est tout de même souvent l’impression qui est nôtre quand nous terminons la lecture d’un travail savant sur un texte. Par exemple, une expérience très forte de lecture pour moi puisque j’en ai fait le support d’un cours de l’an dernier, c’est celle d’une biographie de Rabelais ramené dans son contexte et dont la dernière page, parce qu’il faut montrer que Rabelais est important pour nous aujourd’hui, cite Kazuo Watanabe, l’écrivain japonais qui cite lui-même Rabelais. Je trouvais la citation bizarre et je suis allé voir le texte de cet écrivain qui dit finalement exactement le contraire de ce que dit la biographie de Rabelais puisqu’il dit que ce qui rend Rabelais universel, c’est le grotesque, c’est le rire populaire, etc. Or, la citation dans le contexte de la biographie de Rabelais avait réussi à couper ces morceaux-là, qui n’étaient pas articulables avec ce qui est dit dans l’ouvrage. Mais à quel prix ? Il ne s’agit pas de dire « arrêtons de contextualiser », mais il va falloir négocier. Merci beaucoup pour la question, en tout cas.

Jean-Paul Sermain : J’ai été un peu dans la même situation, dans le sens où l’expérience d’autrefois et l’expérience d’aujourd’hui, c’est-à-dire l’expérience d’amateur et l’expérience de lecteur professionnel, ne sont pas d’un ordre différent. Ce que je pouvais lire quand j’ai commencé à lire, même enfant je veux dire, cette expérience esthétique, de goût, n’est pas modifiée par la connaissance savante, si je puis dire, que je pourrais y apporter ; simplement, elle l’enrichit, elle découvre d’autres aspects que je n’avais pas vus : la forme est plus complexe que je le croyais, le travail de l’écrivain est beaucoup plus riche, … Et, de la même façon, ce qui me motivait dans ces lectures et pourquoi, finalement, je me retrouve ici, c’est que ce qui m’intéresse dans la littérature, c’est ce dont elle parle, c’est qu’elle propose des connaissances sur un certain nombre d’expériences personnelles, religieuses, familiales, amoureuses, morales, etc. La perception de la complexité qui peut être introduite par le contexte – mais pas seulement, c’est un des éléments de la complexité – enrichit le message de l’œuvre mais ne modifie pas fondamentalement ce que j’y recherchais et que j’y trouvais déjà. Simplement, c’est modifié, ça s’est élaboré, mais aussi parce que je ne suis plus la même personne. Je n’ai plus vingt ans, mais soixante ans ; mon expérience a changé sans que, pour autant, il y ait de rupture.

Florence Goyet : Est-ce qu’on pourrait s’intéresser un peu à la traduction ? Dans les années 1880, la France s’est absolument passionnée pour le roman russe dans des traductions qui étaient abominables et encore maintenant, quand on lit les anciennes traductions, dans La Pléiade, de Dostoïevski, tout est faux : la phrase est scindée, elle est réorganisée, elle est remise en forme française alors que ce qui est extraordinaire chez Dostoïevski, c’est la façon dont il fait des parenthèses, des ruptures, enfin tout ce qu’on a retrouvé depuis. Et malgré ça, l’expérience de ces lectures a complètement transformé le monde intellectuel français de la fin du XIXe siècle. Donc on est à la fois dans une tension entre ce que vous venez dire et le fait que ça peut être dépassé de l’intérieur.

Francis Goyet : Il y a une autre manière de dépasser, c’est ce que disait Xavier Garnier, ça reconduit au sens véritable du mot poïesis. Celle-ci est comme la peinture : plus on la regarde, plus on la savoure ; on peut la voir de près, on peut la voir de loin, et c’est ce que disait Mathilde Bombart sur les degrés, on approfondit, on peut revoir quelque chose qu’on n’avait pas vu. De la même façon pour la poésie ou pour la littérature en général, je ne vois pas d’opposition. Le ton professionnel pour la littérature me gêne. La lecture professionnelle, je ne sais pas ce que ça veut dire, personnellement. Parce que la lecture est un phénomène que Jean-Paul Sermain a fort bien décrit, qui met en jeu l’individu dans un mouvement qui va vers l’œuvre, qui entre dans l’œuvre, et ça, ce n’est pas professionnel, c’est une expérience. Au XVIIe siècle, le phénomène des exercices spirituels, par exemple, relève de cette expérience. C’est un mouvement et donc ce mouvement, on n’en est pas maître à partir d’un certain moment. On est pris par la lecture, cela n’est pas professionnel. Sinon, si on part de l’idée que la première fois qu’on a vu un tableau, on l’a vu naïvement, et que les fois suivantes, on l’a vu intelligemment, la différence entre technique et intelligence, de ce point de vue-là, me paraît difficile…

Mathilde Bombart : Si je peux intervenir sur ces questions, je suis entièrement d’accord avec ce qui vient d’être dit, mais avec cette difficulté qui est malgré tout la nôtre en tant qu’enseignants, qui est que, comme dit très bien Michel Jourde, comment ne pas faire que notre travail sur le texte soit un travail de désillusionnement, de déconstruction castratrice d’une certaine manière ? Comment l’éviter dans notre position ? Et c’est ce que je trouve le plus difficile et le plus intéressant en même temps, c’est-à-dire de ramener à la surface la première expérience de lecture pour en faire le point de départ du travail autour du texte. C’est ce que j’essaie de faire faire aux étudiants, personnellement. Pour ça, il faut aussi qu’il y ait eu une première expérience de lecture, ce qui n’est pas forcément toujours le cas.

Uri Eizensweig : Ce qui vient d’être dit à propos des lectures naïves me fait penser à une question triste, en fait peut-être parce que j’enseigne aux États-Unis, mais je me demande si ce lecteur naïf n’est pas issu de notre imagination, afin de nous convaincre que nous apportons quelque chose. Je me demande si, en effet, notre légitimité n’est pas un peu datée, parce que quand je vois les étudiants en Amérique, que ce soit en français ou en littérature comparée, où les livres sont lus parce qu’ils y sont obligés, il n’y a pas de lecture hors de la classe, il n’y a plus de lecteurs. Alors en France, je sais qu’on lit plus, mais je crois qu’on lisait plus avant, alors l’idée d’une lecture naïve me semble un petit peu problématique et, peut-être, souligne notre besoin de légitimité. Moi, je crois que nous avons une légitimité mais je ne crois pas qu’elle soit là.

Francis Goyet : Il y a une très belle phrase de Judith Schlanger à propos de la Critique de la raison pure. La question que pose cette phrase, pour répondre à Uri, est « que faut-il pour lire la Critique de la raison pure de bout en bout (quand on n’est pas obligé) ? »

Michel Jourde : Francis, je ne suis pas sûr de partager l’idée que la notion de profession est à ce point irrecevable. Ce qui nous réunit me paraît impossible à détacher de l’existence d’un métier, de la perception d’un salaire, de parcours à l’intérieur de ce métier, de différentes manières de l’exercer et des différents lieux où l’on exerce. Et je ne vois pas pourquoi c’est si problématique de partir de ça. De le reconnaître. Je ne sais pas si je lirais aussi souvent Montaigne si je ne faisais pas cours sur lui.

Francis Goyet : Je réagissais simplement à l’idée de « lecture professionnelle », pas au fait d’être professionnel. La lecture, c’est une expérience concrète ; le professionnalisme, c’est une expérience abstraite, c’est un travail distancié. Mais le moment même de la lecture est forcément concret. Alors, pour revenir, Michel, sur cette espèce de chiffon rouge que j’ai agité dans le vague, en fait la réponse ne me concerne pas vraiment parce que la charge anti-platonicienne, moi, j’y suis complètement indifférent. Ce que tu décrivais sur le « général » qui devrait être élastique et lâche, je suis bien d’accord, mais ça c’est la position aristotélicienne ; le « général » comme surplombant et idéaliste, ça c’est la position platonicienne et encore, mais bon ça, ça pose d’autres problèmes, mais ce que je veux dire simplement c’est qu’il y a un mouvement… Quand tu dis que le général n’a été nommé nulle part… Eh bien, en littérature c’est faux ! [inaudible]. Ça existe d’abord en latin et ça existe en français, par exemple dans le Roman de la Rose quand celui-ci parle de « lieu plaisant » : c’est un lieu idéal. Donc, cette généralité, d’un point de vue aristotélicien, c’est le mouvement inductif d’abord ; on remonte vers du général abstrait ; mais ce général abstrait n’a jamais existé nulle part, ça on est bien d’accord, et après on essaie de descendre vers du concret, mais personnellement, je ne suis même pas dans ces considérations-là mais tout ce que je voulais dire, c’est que là, on est dans le professionnel parce que ce qui existe, c’est le concret, ce sont les lecteurs concrets et ce sont les livres concrets, particuliers. On ne va pas du concret au concret, sans quoi il n’y a pas de progrès scientifique. Pas de progrès du savoir. Pour Aristote, l’induction est la base du savoir, de la possibilité de savoir. Et donc à ce moment-là, il y a du professionnel, parce qu’on dégage du général ; mais ce n’est pas dans le concret qu’on dégage du général. Pour moi, c’est le latin qui est la langue du savoir au XVIe siècle. Et, par ailleurs, si on ne cherche pas le général, on ne le trouve pas. Ce général, il est très peu nommé à l’époque même ; c’est la distance qui est la nôtre qui nous permet de voir ça comme une généralité.

Michel Jourde : Je ne crois pas que ce soit le latin ou la conceptualisation latine qui peut expliquer la comparabilité fondamentale d’une description de paysage plaisant faite en 1480 par un poète en latin et la description d’un paysage faite par un poète chinois au XVIIe siècle. Ce n’est pas la conceptualisation latine qui va nous permettre de désigner ce général alors que si nous faisons ce métier, si nous employons le mot « littérature », nous présupposons un général de ce type-là, fondamentalement. Donc, on peut croire que les Chinois y voient moins clair que nous, mais désormais nous savons que c’est faux.

Francis Goyet : Il ne s’agit pas de comparer des choses incomparables. On parle d’une période de cohérence. S’il n’y a pas de comparable, il n’y a pas de science, c’est ça le problème.

Francis Cornilliat : Ces questions sont fondamentales, mais je voudrais rappeler simplement quelques évidences. Chacun s’intéresse ici à des objets dont l’appréhension même suppose une conscience plus ou moins malheureuse, en fonction des tempéraments et du degré d’inquiétude ontologique lié à l’objet. J’ai été extrêmement frappé par ce que disait Jacqueline, au début de notre discussion, de cet objet qui est le sien et qui a été placé hors de la « littérature » et c’est dans la mesure où la littérature n’existe pas, au Moyen-âge, qu’il faut vraiment qu’elle existe. Alors que, dans les siècles postérieurs, on est d’accord que quelque chose comme la littérature existe et donc, quand ça n’existe pas, c’est pas si grave, on peut bricoler. Mais cette impossibilité de bricolage et le statut métaphysiquement inquiétant du bricolage, nous allons devoir continuer de les interroger. Ma deuxième remarque, c’est simplement que cette conscience double, triple ou quadruple, que sais-je, n’est pas plongée dans cette mécanique du dédoublement par l’objet lui-même. Jean-Paul Sermain nous a rappelé que l’invention de la littérature au XIXe siècle n’est pas dissociable d’une historicisation : la littérature est un objet dont on fait immédiatement l’histoire et donc on est déjà dans cette conscience, c’est-à-dire dans la conscience qu’on va faire l’histoire, au nom d’un concept, d’objets qui sont antérieurs. Ce concept, on le connaît, et on résout le problème par la terreur en disant que les œuvres les plus belles du passé sont les plus forts documents de cette histoire, ce que déconstruisent ou même détruisent aujourd’hui certains historiens de la réception et de la constitution d’échanges littéraires. Le problème, c’est qu’on est toujours dans cette démultiplication de la conscience dont l’un des facteurs est bien le présupposé historique : on traite d’un objet sur lequel il s’agit d’accumuler un savoir et ce savoir, pour les périodes antérieures, est enfermé dans l’historicisation et donc dans une ambiguïté qui a été exprimée différemment. Et la question qui n’a pas été posée, c’est précisément celle d’alternatives à ce problème posé par l’existence d’objets anciens. Après tout, il suffirait de décider qu’on n’a pas des objets qu’il faut apprendre à lire, mais des modèles à partir desquels on peut apprendre à écrire, c’est-à-dire refonder une rhétorique à partir de ces objets, pour que le problème de l’histoire, non pas disparaisse mais, enfin, perde très largement de sa violence. La violence est liée au fait que nous avons des objets que nous sommes censés lire, que nous sommes censés alterner par une expérience, et cette expérience est malheureuse parce qu’elle se sent en déficit. La question qu’on va poser aussi pendant ces trois jours, c’est celle de l’historicisation. C’est une question plus ou moins virulente, plus ou moins violente et plus ou moins contraignante. Est-ce qu’on peut ne pas, comme le dirait Bartleby ? C’est la question de la contrainte plus que celle de la différence entre la lecture professionnelle et une autre lecture. Ce ne sont que quelques remarques à vif et je crois que les objets qu’on a vu se déployer ici sont des objets qui ne sont peut-être pas incompatibles mais dont les divergences doivent être mises en lumière.

Xavier Garnier : Je voudrais faire une autre forme de suggestion et avoir votre avis. Il a été question de l’insécurité par rapport aux historiens dès qu’on s’intéresse aux questions de contexte. Est-ce qu’on ne pourrait pas se poser la question de ce que, du coup, en tant que littéraires, on peut, non pas faire le travail des historiens mais apporter quelque chose aux historiens ? Quel savoir ? L’expérience de lecture est particulière. L’horizon éditorial est différent. L’horizon du travail de critique d’un texte nous amène à faire, nous aussi, une lecture du contexte à propos duquel on peut faire des propositions de lecture. Le contexte est construit par les historiens et nous, on a peut-être à avoir suffisamment confiance en nous pour faire des propositions de lecture de ce contexte qui peuvent éventuellement tout à fait intéresser les historiens. Il me semble que c’est le type de dialogue qu’on peut essayer d’avoir avec eux plutôt que d’essayer d’être historiens de notre côté, de manière indépendante, pour essayer d’en arriver au texte.

Jean-Paul Sermain : Il me semble qu’il est presque impossible de ne pas épouser l’historicisme de notre époque, parce qu’il n’intéresse pas seulement la littérature mais l’ensemble de nos représentations et de notre pensée politique. Et il me semble aussi que ce phénomène qu’on appelle la mondialisation, qui correspond à une réalité, - ce n’est pas par hasard que Michel Jourde a parlé de la littérature chinoise car, au fond, toutes les littératures communiquent et certains textes sont maintenant mondiaux en quelque sorte -, cette mondialisation renforce la logique de l’historicisation. On peut y échapper, peut-être, de façon locale et ponctuelle ; le retour à l’idée de nature serait peut-être le moyen d’y échapper mais je vois mal comment ça peut se faire. Et, d’autre part, ce que propose Xavier, c’est, d’une certaine façon, à l’intérieur de l’historicisme, à l’intérieur d’une conscience historique des textes, de travailler plus subtilement. Mais c’est bien à l’intérieur de cette conscience que nous nous situons, me semble-t-il.

Mathilde Bombart [à Jean-Paul Sermain] : Est-ce que vous pourriez préciser en quoi la mondialisation renforce l’historicisation ?

Jean-Paul Sermain : Cela ne l’implique pas de façon nécessaire et ça se situe sur deux plans différents, mais l’historicisation est liée au sentiment, observé pendant longtemps, d’un progrès qui était très marqué dans la critique littéraire elle-même jusque dans les années cinquante ou soixante. Si l’on s’intéressait au roman, il y avait une sorte de progrès à la fois dans le réalisme et dans l’invention formelle, c’était de plus en plus raffiné. Ce progressisme n’est qu’en partie éliminé. Il y a progrès. Et l’historicisme, dans le même temps, était un moyen d’affronter ces changements dans les découpages, dans les valeurs, etc., et l’extension de l’horizon à l’ensemble du monde augmente le nombre de pratiques littéraires, de textes, etc., et il y a donc une sorte de convergence entre ce relativisme, ce polycentrisme mondial, et la multiplicité historique. Les deux phénomènes convergent et chacun augmente l’autre en quelque sorte. Je m’exprime mal mais c’est ce que je voulais dire.

Participant : Excusez-moi, j’ai relevé trois petits points. Le premier est qu’il me semble que l’émancipation d’un champ littéraire au XVIIe siècle se passe à travers deux termes : l’imagination et la beauté. Or, nous n’entendons pas aujourd’hui ces termes de la même manière. Il y a donc une histoire de la littérarité, ou de la littérature. Le deuxième point, c’est la différence dans l’institution [inaudible].

Participante : J’aimerais juste faire un commentaire [inaudible]. Il me semble que la littérarité est une question que la littérature elle-même passe son temps à interroger. La littérature elle-même passe son temps à s’interroger sur ce qu’elle fait et à se demander ce qu’est la littérature. Les définitions que vous avez tous données au départ partaient de vos spécialités individuelles, en demandant par exemple ce que serait une littérature du Moyen-âge. Alors, en effet, la littérature naît au moment même de sa définition et, ensuite, après ce moment en 1800 et après le Romantisme, la question de la littérarité se pose de manière encore plus importante. Mais il me semble qu’il faut se demander – pardon pour l’énormité de la question – ce qu’est la littérature pour l’Université. Je crois que c’est très important. Qu’est-ce qu’on appelle littérature à l’Université et qu’est-ce qu’en on en fait ? Et qu’est-ce que les étudiants veulent en faire aujourd’hui ? Lecture naïve ou lecture professionnelle… L’emprise de l’institution sur la périodisation, sur l’historicisation, cette captation des humanités par les sciences sociales, sont aussi les produits d’une Université qui, c’est mon sentiment, a du mal à résister et à imposer cet objet qui s’appelle littérature, sans guillemets.

Participante : [question inaudible – trop éloignée du micro]

Mathilde Bombart : Est-ce que, du coup, d’après ce que vous dites, la lecture d’identification serait un but, en quelque sorte, qui permettrait un travail pédagogique ? Non ? La question est de savoir comment les amener vers des œuvres qui, a priori, ne permettent pas cette identification ? C’est ça, en fait ? (réponse : « Oui ») Mais ça, en effet, ça oscille, hein, c’est-à-dire soit il y a un désintérêt ou une désidentification, soit une identification, c’est un peu ce que j’ai remarqué. Et, en effet, il faut créer une sorte d’intérêt intellectuel autour de l’œuvre, c’est évident. Alors, par contre, par rapport à la question que vous posez sur comment, justement, amener les étudiants à comprendre la nécessité de notre travail à l’Université, je n’ai vraiment pas du tout de réponse à cela ; mais il y a quand même, en ce moment, beaucoup de réflexions autour de ces questions-là, notamment il y a tout ce courant actuel autour de la question des compétences. Est-ce que, finalement, les départements de lettres n’ont pas à enseigner des compétences  qui rejoindraient cette idée, très intéressante et évoquée par François, du rapport à l’écriture qu’on pourrait finalement retrouver ? Et puis il y a aussi d’autres propositions, je pense aux propositions d’Yves Citton, sur la société de l’interprétation. Finalement, les départements de lettres auraient un rôle critique dans la formation de cette société des interprètes qui est la nôtre. C’est une proposition, on est d’accord ou pas d’accord. Moi, je trouve qu’elle a ce mérite d’exister.

Michel Magnien : Pour essayer d’unifier un peu ces remarques, on pourrait se tourner vers Ramus et voir ce que Ramus a fait justement : essayer d’approcher une grammaire textuelle, une architecture rhétorique des textes, à partir des textes effectivement littéraires. Le texte littéraire, on l’examine d’abord ; on est du côté du plaisir, du côté de l’émotion ; on apprend à le déconstruire pour, ensuite, reconstruire, comme le disait très bien François tout à l’heure, reconstruire d’autres textes. Donc, l’une des justifications sociales qui peut être la nôtre, c’est d’apprendre aux étudiants à déconstruire les textes, à les comprendre, à voir leur fonctionnement, dans laquelle il peut y avoir une grande satisfaction, et l’on peut apprendre ensuite aux étudiants à dominer cette virtuosité pour devenir eux-mêmes des scripteurs acceptables, c’est l’un des enjeux… Si j’adore faire des explications de texte à mes étudiants, c’est justement pour essayer de leur faire comprendre comment un texte est construit pour qu’ils puissent, eux, prendre la plume ensuite et puis être plus à l’aise pour construire un texte. Ça me paraît évident.

Hélène Merlin-Kajman : Moi, ce qui m’a frappée dans les échanges antérieurs, c’est le moment de la focalisation sur la question du professionnalisme. Je dirais qu’il y a quarante ans, le professionnalisme, en tout cas dans ce qui se définissait comme l’avant-garde etc., on l’aurait défini essentiellement par la linguistique et par le structuralisme en gros – et par quelques autres grandes disciplines, quelques grands discours comme la psychanalyse. Je pense qu’aujourd’hui, se reconnaîtrait plus vite comme critère professionnalisant pour nous, l’histoire… On n’a pas arrêté d’en parler, c’est ce que disait François, l’un des enjeux de ce colloque, c’est de se demander, au fond : y a-t-il une autre façon de penser notre métier d’enseignant en littérature que d’être soit entièrement identifiés à une compétence d’historien, soit un peu paralysés sur les bords par cette compétence d’historien ? Y aurait-il une autre manière ? On vient d’évoquer la possibilité d’être des interprètes d’interprètes, des « introducteurs », en somme, au fait que, dans notre société actuelle, l’interprétation va être l’enjeu majeur de la culture. Moi, je relie ça à ce qu’a dit tout à l’heure Mathilde, à savoir que – je résume ce que j’ai entendu même si cela n’a pas été dit comme ça – comme spécialiste de Du Bellay, ce que l’enseignant pense devoir apprendre à ses étudiants c’est que Du Bellay est aussi un professionnel de l’écriture. Comme si on était, au fond, dans un double rejet, non complètement dit, selon lequel la littérature serait précisément ce qui n’a pas à voir avec ce dont parle le Lagarde et Michard (qui dit de la littérature qu’elle est ce qui traite des problèmes éternels de la vie, de la mort et de l’amour) : le lyrisme, tout le monde sait que c’est une affaire de topoï et nous, spécialistes, qui sommes des spécialistes de l’histoire, nous savons bien qu’il n’y a rien de toute éternité et donc on achoppe sur la question de la transmission. Nous pensons qu’il faut historiciser les procédures de transmission. Or, moi ce qui me frappe, c’est la phrase que citait Jacqueline à propos des bonnes écritures qui doivent être recueillies et reconnues à jamais. Nous sommes dépendants d’une conception de l’histoire selon laquelle l’objet historique est forcément séparé de nous et selon laquelle la transmission serait, au moment où elle a lieu, une opération de construction de l’objet antérieur. Or, ce que la phrase nous dit et il me semble que cela est récurrent sur le très long terme du côté de la « littérature » avec des guillemets, c’est que la littérature s’est pensée du côté des écrivains comme étant faite pour durer. Ce qui veut dire, non pas une opération abusive d’essentialisation comme on l’a longtemps pensé, mais que les écrivains considéraient qu’ils étaient en train d’écrire pour un peu plus que leur temps – plus loin que leur temps. Et si on revient à la question de l’opposition entre lecture comme expérience personnelle ou professionnelle, il y a une chose qui, depuis un certain temps, m’intrigue, c’est qu’on oublie toujours que personne n’apprend seul à écrire ni à lire. Vous me direz que c’est très banal : personne n’apprend seul à parler. Mais l’on a tendance à oublier qu’on n’est sans doute jamais seul, non plus, quand on lit puisqu’il a bien fallu que quelqu’un vous apprenne à lire, c’est-à-dire qu’il y a de toutes façons de la transmission de récits ; et je me demande s’il ne serait pas intéressant de considérer que si on a quelque chose à apporter aux historiens, c’est de se souvenir que l’histoire ne doit pas être pensée soit comme un passé séparé du présent, soit comme des opérations plus ou moins artificielles de lien entre le passé et le présent, mais comme le fait que le présent a sans arrêt été anticipé et que l’un des lieux où c’est le plus sensible et le plus visible, ce qui justifie notre rôle, c’est la littérature. J’espère que j’ai été à peu près claire.

Fin de la discussion.



[1] v. 2 de la ballade franco-latine « Parfont conseil, eximium, / En ce saint livre exortatur ».

[2] Ed. François Rigolot, OEuves complètes II, Paris, GF Flammarion, 2009, p.469.

[3] Robert Darnton, « History of Reading » dans New Perspectives on Historical Writing, , éd. P. Burke, 2e éd, Cambridge, 2001, p. 157-186.

[4] Jacobi Cujacii,... commentarii, ex libro XLI Digestorum, ad titulos VIII : "de usurpationibus et usucapionibus". Notae ad III Institutionum libros. Notae ad Ulpiani titulos XXIX. Interpretationes ad Jul. Pauli receptarumsententiarum libros V. Libri IIII observationum et emendationum. Commentarii ex lib. IIII Digestorum ad titulos IIII "de in integrum restitutionibus" ; ex lib. XXVIII, ad titulos V "de testamentis" ; ex lib. II, ad titulos duos : "de pactis" et "de transactionibus", Lyon, J. de Tournes, 1559, in fol.

[5] Voir l’étude, que j’aimerais bien élargir, de Virginia Krause, Idle Pursuits. Literature and Oisiveté in the French Renaissance, Newark-Londres, Univ. of Delaware Press, 2003.

[6]Erich Auerbach, « Epilegomena pour Mimésis » (Romanische Forschungen, vol. 65, n° 1/2, 1954), trad. Robert Kahn, Po&sie, n° 97, 2001, p. 113-122 (p. 121).

[7] Mathilde Bombart, Guez de Balzac et la querelle des Lettres. Ecriture, polémique et critique dans la France du premier XVIIe siècle, Paris, H. Champion, 2007.

[8] Cf. aussi Groupe de recherches interdisciplinaires sur l’histoire du littéraire : présentation des travaux en cours sur « Écriture et action », cliquez ici.

[9] Christian Jouhaud (Les Pouvoirs de la littérature, Paris, Gallimard, 2000

[10] Cf. notamment Dinah Ribard, « Radicales séparations. Ermitages et guerres de plume en France à la fin du XVIIe siècle », Archives de sciences sociales des religions, 2010/2, n°150, p. 117-133 et du même auteur (avec Judith Lyon-Caen) « Historiographies. L'activité et l'écriture critiques entre presse et littérature, XVIIIe et XIXe siècles », COnTEXTES, 2012, n°11.

[11] Cf. par exemple Vulgariser la médecine : du style médical en France et en Italie, XVIe et XVIIe siècles, éd. Andrea Carlino et Michel Jeanneret, Genève, Droz, 2009. Le terme de littérarisation n’y est pas employé mais il est question dans ce volume de multiples situations impliquant la mise en œuvre concerté d’un style, d’une esthétique, visant à une meilleure communication du savoir et agissant donc en retour sur celui-ci

 

 

 



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