Colloque « Littérature » : où allons-nous ?
3 - 5 octobre 2012

 

 

 Préambule

« Car nous dialoguons... »

Seuls les spécialistes de la littérature du XIXe siècle seraient-ils « droits dans leurs bottes », selon l’heureuse expression de Jean-Louis Jeannelle ? Voire !

La question se subdivise. Succédant à la première, la seconde session de la première demi-journée de notre colloque « “Littérature” : où allons-nous ? », demi-journée intitulée : « Abus de langage, illusion de continuité », a continué à commenter la question des guillemets : littérature, avec ou sans ?

S’il n’y en a pas, faut-il verser la continuité au crédit de l’histoire (Jean-Louis Jeannelle : continuité du genre des Mémoires par exemple, de part et d’autre de la Révolution française), de la fiction belle (Myra Jelhen), ou bien de « tout écrit dès lors que quelqu’un s’y signifie », selon le mot de Mallarmé rapporté par Jean-Nicolas Illouz ?

Faudrait-il définir une nouvelle décision face à certains textes qu’on appellerait à nouveau littérature ? Par exemple, une décision de rassemblement, problème que dessine la question de la « littérature-monde » (Oana Panaité) ?

Ou bien pourrait-on les placer sous le signe d’une nouvelle rhétorique, but culturel et civique compris ?

Etre droit dans ses bottes – ou penser « nous », un nous fatalement... incertain, en tout cas à ce stade de notre dialogue ?  

H. M.-K.

 

 

 

 

 

Abus de langage, illusion de continuité ?

Deuxième session: Après la Révolution

 

 

 
 

08/03/2014

 

   

Jérôme David : ouverture de la session

 

Je vous propose de reprendre nos discussions et débats. En tant que président de la session, j’ai la tâche d’excuser Jacques Rancière qui ne pourra être des nôtres aujourd’hui. C’est sans lui que nous allons continuer la traque des airs de famille entre les activités qu’on a pu dire « littéraires » au fil des siècles, une traque assez compliquée, on l’a vu déjà lors de la première session puisqu’elle s’opère dans une sorte de chaos historiciste, voire nominaliste, puisque la littérature signifie des choses particulières ; ou bien est-ce que son usage détermine sa signification, d’où l’ampleur des débats ici ; et cet air de famille qu’on traque nous met aussi sur la piste d’une solution qui pourrait peut-être nous permettre d’adosser les savoirs professionnels, notamment historiques, qu’on applique à la littérature à certaines lectures au premier degré, qui sont celles des étudiants mais aussi des amateurs de littérature et, pour commencer, nos lectures à nous lorsque nous quittons nos bureaux.

Pour commencer, je vais présenter Myra Jehlen, qui nous a fait le plaisir de traverser l’Atlantique, depuis Rutgers University, pour venir discuter ici avec nous. Son dernier livre s’appelle Five fictions in search of truth (Princeton University Press, 2008) et c’est un livre dans lequel Myra Jehlen essaie d’interroger les efforts de narration formelle de la vérité qu’on trouve chez Flaubert et Nabokov. Elle prépare un prochain ouvrage qui sera une sorte de mise en scène d’essai, dont les premiers chapitres ont commencé à être publiés dans la revue en ligne Raritan, et dont les titres sont très prometteurs.

Deuxième intervenant du programme : Jean-Nicolas Illouz, de Paris 8, qui, lui, est spécialiste de la poésie du XIXe siècle et, notamment, de l’œuvre de Nerval dont il est train de publier les œuvres complètes chez Garnier. Par ailleurs, il a publié une étude sur Nerval, sur la crise du lyrisme dans la modernité poétique, intitulé L’Offrande lyrique, en 2009, et plusieurs ouvrages qui ouvrent la question de la littérature aux pratiques des autres arts.

Jean-Louis Jeannelle, lui, nous vient de l’Université Paris Sorbonne et il est aussi membre de l’Institut Universitaire de France. On le connaît pour ses études sur Malraux et sur les mémoires notamment, puisqu’il a publié Malraux, mémoire et métamorphose chez Gallimard en 2006, Écrire ses Mémoires au XXe siècle : déclin et renouveau, toujours chez Gallimard en 2008. On lui doit aussi un certain nombre de volumes collectifs et d’articles qui traitent à peu près tous du rapport entre factualité et fiction, entre mémoire et témoignage fictionnalisé en quelque sorte. Et il dirige la revue en ligne Fabula LHT, Littérature, Histoire, Théorie.

Dernière intervenante : Oana Panaïté qui vient des États-Unis, de l’Indiana University of Bloomington, et dont les recherches portent sur l’histoire et l’esthétique des littératures en français, d’Europe, d’Afrique et des Antilles. On a là une ouverture à la francophonie qui sera bienvenue et elle vient de publier un livre intitulé Des littératures-mondes en français. Écritures singulières, poétiques transfrontalières (Rodopi, 2012), qui propose un examen de la littérature actuelle à partir de quelques questions générales. Je vous les soumets : de quelle manière les textes contemporains et leurs auteurs conçoivent-ils leur place dans la communauté littéraire ? Quel type de relation entretiennent-ils avec le passé, littéraire ou historique ? Quelles catégories orientent leur horizon esthétique et quelles solutions individuelles chaque texte apporte-t-il à nos inquiétudes partagées ? C’est le genre de questionnement qui rejoint tout à fait celui d’aujourd’hui et c’est donc avec grand plaisir que je vous donne la parole, en commençant par Myra Jehlen. 

[Les interventions sont suivies d'une discussion]

 

 

Les interventions

 

Myra Jehlen : La Hache et la toile d’araignée

Je commence, moi aussi, par remercier. Je suis ravie d’avoir été invitée à parler et surtout à écouter parler de la littérature, sans guillemets, dont l’existence particulière, historisée mais transhistorique, pour moi, ne pose pas de problème. Le gros problème est d’apprendre à lire…

Mettant le cap sur la conclusion selon laquelle la littérature n’est ni abus ni habitude (comme le propose, pour provoquer, l’invitation à cette session du colloque), mais chose concrète et durable, je pars de chez Flaubert. J’y reste le temps de citer quatre phrases, ou plutôt quatre versions d’une seule phrase dont Flaubert a gardé la dernière dans Salammbô. Vous connaissez cette dernière, et probablement ses brouillons. La première entame, la deuxième dit tout ce qu’on peut dire, la troisième enlève presque tout, la quatrième est une merveille, et je la lis pour le plaisir.

Premier brouillon : « Ceux qui étaient nés sur les bords du Nil regrettaient pour leurs compagnons les creux des montagnes, les hypogées peints, les natrons, les canapés flottant à la mer. Les Celtes regrettaient (les tumulus) une Pierre de granit levée sur un champ au bord (d’une mer déchiquetée) d’un golfe plein d’îlots. »

Numéro deux : « Les Latins se désolaient de ne (pouvoir) pas recueillir (les cendres) leurs cendres dans les urnes que l’on fermerait ensuite dans les columbariums et, (dans les bûchers) ils ramassaient des fragments d’os (qu’ils mettaient ensuite dans leur barque) qu’ils enveloppaient d’un linge et serraient sur leur poitrine espérant les rapporter plus tard. Les Celtes regrettaient (pour leurs compagnons) trois pierres de granit (dans un champ stérile) sous un ciel couvert de nuages (autour) au fond d’un golfe plein d’îlots. »

Numéro trois : « Les Nomades regrettaient (pour leurs compagnons) la chaleur des sables où les corps d’eux-mêmes se momifient et les Célubériens trois pierres de granit sous un ciel (couvert de nuages) pluvieux, autour d’un golfe plein d’îlots ».

Enfin la bonne : « Mais les Latins se désolaient de ne pas recueillir leurs cendres dans les urnes; les Nomades regrettaient la chaleur des sables où les corps se momifient, et les Celtes, trois pierres brutes, sous un ciel pluvieux, au fond d’un golfe plein d’îlots ».

Cette dernière version se lit toute seule ; semble s’être écrite toute seule. Bien sûr pas : Flaubert, sans doute hurlant, l’a fabriquée avec tout le mal et les maux qu’on lui connaît. Quand même, aucune phrase n’irait d’avantage de soi, incarnant parfaitement la nature de la phrase française, et du côté du contenu, développant une réponse en parfait accord avec la question posée. Les autres versions en disent trop ou trop peu : dans la version numéro deux, que les urnes seront fermées ensuite dans les columbariums en dit trop : ceci, se passant ailleurs, n’ajoute rien à la scène de la défaite. La dernière version est juste ce qu’il fallait.

Autrement dit, la dernière version est belle. Je souligne « belle » pour résumer un argument que j’ai proposé ailleurs, à savoir que la beauté, plutôt qu’un état, est une fonction, ou mieux, un fonctionnement. Un outil : l’arbitre et le guide d’une recherche qui se termine en une trouvaille, telle la dernière version de la phrase de Flaubert. Une belle phrase – un beau vase, une belle sonate – est une preuve, au sens de quod erat demonstrandum. L’esthétique serait l’ultime épistémologie.

Nous avons appris à décrire l’esprit comme César la Gaule. Mais comme pour la Gaule, les trois parties de l’esprit sont des projections d’administrateur, et la chose, elle, est une. La recherche esthétique serait la plus puissante parce qu’elle accède partout dans l’esprit, faisant appel à tous ses moyens. De telles recherches par de multiples voies offriraient les résultats les plus fiables ; mais ici apparaît un grand hic. Je repasse un instant chez Flaubert qui en a fait l’étude définitive.

Emma ne comprend rien au film. Soit quand, sur le point de devenir la maîtresse de Rodolphe, « la légion lyrique [des héroïnes de livres qu’elle avait lus] se mit à chanter dans sa mémoire avec des voix de sœurs qui la charmaient » (Flaubert, Oeuvres I Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1951, 439-440) ; soit à l’opéra où «  [e]lle se retrouvait dans les lectures de sa jeunesse, en plein Walter Scott, » (ibid., 495), elle ne sait pas distinguer entre réalité et fiction. Confusion fatale.

A l’opéra, M. et Mme Bovary prennent les tourments de Lucia de Lammermoor comme des scènes de la vie. « “Pourquoi donc,” demande Bovary, “ce seigneur est-il à la persécuter?” “Mais non,” répond Emma, “c’est son amant.” » (ibid., 496). C’est grave pour eux. Charles ne comprend pas qu’un amoureux puisse se fâcher si fort ; Emma rêve d’un amant fougueux. Pour l’un et l’autre, cette incompréhension sera fatale. L’opéra serait capable de leur apprendre la vie, mais ils ratent l’occasion, rendus imbéciles par une bêtise bien précise : ils ne reconnaissent pas que Lucia est inventée.

Il faut avouer que Flaubert ne les aide pas. On pourrait même l’accuser de mauvaise foi, de les piéger, comme il piège le lecteur de la première phrase du roman : « Nous étions à l’étude, quand le Proviseur entra, suivi d’un nouveau habillé en bourgeois et d’un garçon de classe qui portait un grand pupitre. » On risque de s’y prendre dès le premier mot, ce « nous » qui disparaît aussitôt, nous ayant apparemment assuré que roman et vie sont la même chose.

On part dans toute lecture d’un geste ironique ; il faut croire sans croire. Le « nous » qui ouvre Madame Bovary mettant cette ironie essentielle finement (en anglais on dirait, wittily) en évidence, ce « nous » est un envoi ludique au lecteur averti. Mais, comme le démontrent les Bovary, on n’est pas né sachant lire ; ça s’apprend.

En même temps que le roman, un autre genre d’écriture montait en popularité, et celui-ci débutait ses histoires tout au contraire de Flaubert. Voici une première phrase qui ne trompe pas sur son statut des premières phrases du genre qui ne trompent pas sur leur statut : « Il était une fois une petite fille de village, la plus jolie qu’on eût su voir; sa mère en était folle, et sa mère-grand plus folle encore. » (Charles Perrault, Contes, Champion Classiques, Paris, 2012, 195) « Il était une fois un homme qui avait de belles maisons à la ville et à la campagne, de la vaisselle d’or et d’argent, des meubles en broderie, et des carrosses tout dorés ; mais par malheur cet homme avait la barbe bleue: cela le rendait si laid et si terrible, qu’il n’était ni femme ni fille qui ne s’enfuît de devant lui. » (ibid., 201-202)

« Il était une fois », « Once upon a time », « Es war einmal », sont autant de déclarations d’invention. Si les contes recueillis par Charles Perrault, les frères Grimm et Hans ChristianAndersen n’ont pas été écrits pour enfants, dans la littérature moderne on leur reconnaît un statut particulier. Ma suggestion serait que ce statut est celui de l’enseignement: de la pédagogie de la forme et de l’esthétique. Les contes déclarent la nature spéciale de la littérature, et ils apprennent à lire. Je connais une petite fille qui interrompt la lecture pour prédire le déroulement d’une histoire, en expliquant, « tu sais, moi je connais toujours la suite des histoires ».

Je ne cite qu’une des façons dont les contes signalent leur invention, à savoir par la répétition. La pauvre épouse, un peu bébête, de Barbe Bleue, désespérant de l’arrivée de ses frères, s’enquiert trois fois auprès de sa sœur, « Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir? ». Le lecteur, alerté par la répétition formelle qu’il y a artifice, c’est à dire invention, donc intention, comprend qu’il ne s’agit pas du quotidien mais d’un danger et d’une peur exemplaires.

Lisant l’histoire de Barbe Bleue, nous comprenons deux choses : qu’elle n’est pas vraie, et qu’elle raconte une vérité. La tache de sang que rien ne peut laver est projetée au delà de notre expérience. Celui qui comprend que le conte raconte une vérité au delà de la sienne ne risque pas de demander pourquoi le monsieur à la drôle de barbe est si méchant avec sa femme.

Barbe Bleue me mène à l’exemple d’un récent conte pour enfants qui, en manque d’un « Il était une fois », se signale par cette ouverture : « Où va papa avec cette hache ? » Voici la phrase entière: « “Où va papa avec cette hache ?” dit Fern à sa mère comme elles mettaient la table pour le petit déjeuner. » Simplement renverser l’ordre et proposer en premier la maman et la table du petit déjeuner tendrait le piège flaubertien. Mais on ne se trompe pas avec un papa qui brandit une hache, et la preuve en est qu’aucun enfant à qui on commence de lire La Toile de Charlotte (E. B. White, 1952) ne s’affole, n’a envie de fuir : tous s’installent bien, et s’apprêtent à jouir d’une belle peur.

De l’intrigue, je vous raconte le minimum auquel je fais appel. Le papa de Fern était parti pour couper la tête à un cochon né trop petit ; Fern proteste, le cochon lui est donné en charge, elle le nomme Wilbur, elle l’adore. Wilbur grandit, il est heureux, mais quand Fern est à l’école, il se sent seul. Un jour, dans la grange, il devient ami avec une araignée, c’est Charlotte. Alors tout va bien, jusqu’au jour où il apprend que son sort est de finir en jambon. Affolé, en larmes, il appelle au secours et Charlotte lui promet de lui sauver la vie.

Voici comment elle s’y prend. Un beau matin, on aperçoit attachée à la charpente de la grange une grande toile d’araignée au milieu de laquelle est écrit, « Quel cochon ! » Miracle. On accourt s’émerveiller devant la toile qui déclare le mérite exceptionnel de Wilbur. On croit toujours ce qu’on lit, et après que Charlotte aura marqué le coup avec trois autres toiles (« formidable », « radieux », « humble »), Wilbur peut respirer.

L’auteur, E.B. White, a eu beaucoup de mal à écrire cette histoire, qui n’a pas tout de suite commencé de la façon remarquable qui m’a servi de lien avec Barbe Bleue. La petite fille Fern n’était au départ qu’un personnage secondaire, et même dans la version finale, la plupart du temps elle est assise dans la grange à observer. Néanmoins, c’est elle qui rend cette dernière version jouable en marquant par son effroi qu’on est parti pour un conte.

« Quel cochon ! » convainc tout le monde que Wilbur n’est pas un cochon ordinaire, à part une dame plus éveillée à qui il semble d’abord que c’est plutôt l’araignée qui n’est pas ordinaire, non ? Mais ayant étudié Charlotte accrochée à sa toile, et constaté qu’elle n’est qu’une araignée comme les autres, la dame laisse tomber. Les braves dupes de son complot ne croient pas à la Charlotte qui les a eues. Personne ne va croire que les animaux sont capables de monter des complots.

La petite Fern n’est ni dupe ni incrédule : elle connaît la vérité de la transformation d’un cochon ordinaire en merveille. Sa maman s’inquiète pour Fern quand elle rapporte les conversations qu’elle entend dans la grange. Mais la maman, elle non plus, comme Emma, n’a rien compris au film. Le monde des bêtes qui parlent est inventé, mais ce qu’on apprend du vrai monde à s’imaginer les écouter est du vrai. Les écouter n’est que bien lire. Désormais, Fern sait lire.

A la fin du livre, Charlotte meurt: sa race d’araignées ne vit qu’un an. Wilbur ne l’oubliera jamais. Il est rare, rumine le narrateur, qu’on rencontre quelqu’un qui soit à la fois une vraie amie et un bon écrivain.

Ne pas confondre. Ce qui sauve Wilbur n’est pas le bon sentiment mais la belle écriture – sa forme, l’esthétique, la beauté – sans quoi le petit cochon n’eût pas échappé au charcutier. Vive la littérature !

  

Jean-Nicolas Illouz : « Quelque chose comme les Lettres […] »

Pour répondre à l’invitation d’Hélène Merlin-Kajman et de François Cornilliat, j’ai choisi de donner à mon propos le tour d’une méditation mallarméenne, car Mallarmé a déjà posé la question qui nous réunit ici en lui donnant sa formulation la plus radicale : non pas exactement « Littérature où allons-nous ? » mais « Quelque chose comme les Lettres existe-il ? » ; – question à laquelle il apportait une réponse non moins radicale, mi-oraculaire, mi-ironique : «  […] la Littérature existe et, si l’on veut, seule, à l’exclusion de tout [1] ».

Dans la question que pose Mallarmé, un mot retient d’abord notre attention : celui de « Lettres », présent aussi dans le titre « La musique et les lettres », ou dans cet autre titre « le mystère dans les lettres », – alors que, dans sa réponse, Mallarmé fait revenir le mot « Littérature ».

Ce que Mallarmé nomme les « Lettres » apparaît donc, dans une première compréhension de la chose, comme le pivot d’un mouvement dialectique, – le moment du « négatif », entre les « Belles Lettres », qui renvoient à une compréhension rhétorique de la res literaria antique, et la « Littérature », dont l’idée moderne résulte du romantisme allemand. Mais les Lettres, dans l’emploi mallarméen, sont aussi l’agent d’une opération plus spécifique de déconstruction, puisque ce que Mallarmé nomme les Lettres semble reconduire les « Belles Lettres » et la « Littérature » à leur plus petit dénominateur commun, – leur condition matérielle d’existence, tout empirique, tout immanente : quelque « vingt-quatre lettres », dit Mallarmé, soit les signes de l’alphabet, – mais en tant que ces humbles caractères ne sont pas le « moyen » de la chose littéraire, mais son « principe », écrit-il encore, – en tant aussi que ces « quelque vingt quatre lettres » suffisent à doter d’« infinité » la langue de qui parle [2].

Entre dialectique et déconstruction, le geste de Mallarmé est donc le suivant : il fait passer des Belles Lettres, à leur négation dans les Lettres, ni belles ni laides, – et des Lettres de l’alphabet à l’invention, en acte mais aussi toujours à venir, de la Littérature ; – avec toutefois un pas de plus, qui déstabilise la relation dialectique, en conduisant de la Littérature comprise dans son idée romantique, au Livre, dans son idée mallarméenne : le Livre « tenté à son insu par quiconque a écrit », – un Livre, ouvert à tous les possibles de la langue, – qui contient sans doute la littérature tout entière, passé, présent et à venir, – mais qui la marque cette fois, moins, peut-être d’infinité, que d’indéfinition.

Que revient-il en effet de la Littérature et des Lettres au terme de la « crise » que Mallarmé dit à la fois « exquise » et « fondamentale [3] » (en ce qu’elle touche au « fondement » du littéraire) ? : « tout écrit dès lors que quelqu’un s’y signifie ».

Une telle définition de notre objet – « tout écrit dès lors que quelqu’un s’y signifie » –, sa définition par l’indéfinition, ou le suspens, vaut par sa force ironique de questionnement. Elle est riche aussi de conséquences toutes pratiques pour la compréhension de notre « discipline » et de son avenir, – conséquences que je voudrais exposer en donnant un tour mallarméen aux réflexions de conclusion que François Cornilliat a présentées à la fin de son article « La rhétorique revient : où va la littérature ? »

1. Définir, ironiquement, pensivement et suspensivement, notre objet comme « tout écrit dès lors que quelqu’un s’y signifie » fait, en vérité, de la « Poétique » (soit selon moi le nom de notre discipline) non plus seulement une discipline « littéraire », mais, bien au-delà, une discipline anthropologique. Une telle extension de la notion risque de lui faire perdre toute compréhension : étendue à « tout écrit dès lors que quelqu’un s’y signifie », la littérature perd toute spécificité, toute marque qui la distinguerait. Le danger est bien pointé par François Cornilliat, qui montre comment une telle dissolution de l’idée de « littérature », qu’accompagne paradoxalement un retour de la rhétorique, laisse aujourd’hui le champ trop libre aux Humanités, sous la forme trop souvent du « culturel » et du règne de la « communication » : une communication, dit François Cornilliat, sans mystère, « ni poétique ni politique ».

Sans doute y a-t-il un gain à saisir dans une telle extension de la notion de notre objet. Dire que la poétique est une discipline anthropologique implique que la poétique puisse s’emparer de discours non « littéraires », jusque-là réservés à d’autres disciplines.

La proposition que m’a faite François Cornilliat de participer à ce forum m’est venue alors que je participais, en tant que « littéraire », au jury d’une thèse, inscrite en sciences du langage, sur des écrits de fous, que le doctorant avait rassemblés en étudiant les fonds du musée de l’Art brut à Lausanne. Il m’est apparu, non pas simplement que la « poétique » pouvait dialoguer avec les sciences du langage, avec la psychiatrie ou avec l’esthétique, – mais qu’elle avait à dire quelque chose de spécifique dans la compréhension de ces textes, qui la rendait apte à saisir, dans ces écrits de fous, ce « quelque chose d’abscons, signifiant fermé et caché, qui habite le commun », écrirait Mallarmé [4]. La poétique, abordant des productions de l’art brut, ne considérait pas seulement l’esthétique, la psychiatrie ou les sciences du langage comme des alliés possibles parmi les sciences humaines ; elle y ajoutait une pensée spécifique de la valeur intrinsèque (de la valeur littéraire) de ces écrits, et en retour la considération de ces écrits augmentait la littérature d’un nouvel univers de formes, absolument singulier, et réinventait la poétique en l’ajustant à ce qu’il y a d’inouï dans la réserve du discours.

Or, ce « signifiant fermé et caché qui habite le commun » est en définitive le mystère, en chacun, de notre humanité, telle que celle-ci s’apparaît, inconnue de soi, dans le jeu propre des lettres.

On devine alors, la sorte de résistance que l’idée mallarméenne des Lettres nous permettrait d’opposer au règne annoncé des Humanités : la pensée de Mallarmé nous invite au fond à réentendre, dans la conscience et la différence de l’écho, le singulier « Humanité » dans le pluriel « Humanités ». Le littéraire redeviendrait ainsi le fer de lance d’un humanisme second, qui ne postulerait bien sûr aucune essence ou nature humaine a priori, mais qui ferait la part, belle et toujours neuve, à toute singularité humaine dès lors que celle-ci s’apparaît dans une forme de la langue, et dès lors que cette « parole singulière [5] » qui définit le poétique puisse être dédiée, oui, à quelque chose comme un livre, – comme le Livre.

La définition que je donnais tout à l’heure de notre objet : « tout écrit dès lors que quelqu’un s’y signifie », – n’est donc pas si vague qu’il y paraît, et elle n’institue pas, comme on pouvait le craindre, un relativisme intégral dans la pensée de la littérature et de sa valeur ; elle est même sans doute très exigeante, car, si ce « quelqu’un » n’est plus par exemple le Génie, ni même l’Auteur, s’il est bien « quiconque écrit », – il n’est toutefois pas si fréquent que les formes de langage que l’on peut empiriquement observer conjoignent, aussi bien que le veut Mallarmé et que le veut notre souci de la littérature, un sujet et des lettres, celles-ci et celui-là faisant ensemble leur preuve, face au mystère d’écrire, dans et par quelque « emploi essentiel » de la parole. Oui, demeurent exclus du domaine des Lettres « l’emploi brut » de la parole, « l’universel reportage » et le « numéraire factice » ; or cela fait beaucoup, tant il est rare au fond qu’à l’âge de la communication généralisée quelqu’un parle sa langue, quelque commune que cette langue soit.

Dès lors, l’élargissement du champ du littéraire à « tout écrit dès lors que quelqu’un s’y signifie » continue, intensifie même, le devenir mineur de la littérature, dont Mallarmé, au-delà de tout élitisme de posture, a dit les raisons profondes. Oui, il est exceptionnel, et donc infiniment précieux, de parler sa langue ; et quelque commune que soit cette tâche, puisque chacun s’y emploie, toute une vie bien souvent n’y suffit pas. D’où aussi le respect, empreint de quelque chose comme d’une terreur sacrée, avec lequel nous recueillons et étudions les textes dont nous avons la garde, – quelque profanes qu’ils soient dans la vérité humaine, trop humaine, qu’ils énoncent.

2. François Cornilliat, à la fin de son article, évoquait un autre écueil qui guette la littérature aujourd’hui : après le risque d’une dilution de la littérature dans les Humanités, – le risque de sa dilution dans l’Histoire.

Or, si l’histoire contrecarre utilement l’illusion moderniste qui écrase toute profondeur temporelle sur le seul présent, elle tend à nourrir une illusion inverse, – l’illusion historiciste, selon laquelle les littératures du passé n’apparaîtraient plus que comme de choses précisément du passé, qui, exhumées avec science, n’auraient plus rien à nous dire.

Or les Lettres, contre l’historicisme, sont des opérateurs d’historicité, – à partir de quoi une temporalité vivante, complexe et mobile, redevient active.

Apprendre aux étudiants quelque chose comme une histoire littéraire ne se réduit, comme nous le faisons tous par ailleurs, à énumérer des dates, décrire des écoles, ou analyser les forces constitutives d’un champ, etc. Le temps littéraire se constitue autrement, dans et par l’acte de lecture, où les œuvres du passé, en redevenant présentes, reviennent revêtues de ce caractère poignant et auratique, qui les rend proches en leur éloignement.

Notre tâche, « à nous autres littéraires », face aux historiens, est donc d’inventer une forme d’histoire littéraire qui serait en effet spécifiquement littéraire. Les œuvres n’y seraient pas figées dans quelques lettres mortes à telle place immuable du temps ; mais elles apparaîtraient dans le tremblement temporel qu’elles instituent, en tant qu’elles sont, par rapport à leur tradition et au regard de leur modernité, une mémoire en acte, – qui invente le passé, rêve l’avenir, et reconfigure passé et avenir l’un par l’autre, indéfiniment et chaque fois provisoirement.

3. Il ne me reste heureusement que trop peu de temps pour aborder une troisième série de remarques, qui concernerait ce « nous » qui est contenu dans la question qui nous réunit ici. Quelle « communauté » formerions-nous ? Quelle place aujourd’hui pour la littérature, dans quelle université, pour quelle politique dans la cité, pour quelle pédagogie de l’humanité ?

Ces questions ne sont jamais absentes de la réflexion de Mallarmé, dont la pensée, poétique, est éminemment politique ; et lui-même n’a cessé d’essayer de donner quelques indices de cette communauté humaine qui s’inventerait par les Lettres, une fois le Livre délivré de tout arrière-plan théologique.

Mais comme Mallarmé, plutôt que de traiter positivement ces questions, au reste trop considérables, je les laisse ici en suspens, – c’est à dire réellement présentes en chacun des actes de notre métier, comme ici, – et pourtant virtuelles encore dans le jeu et l’échange de nos paroles, comme ici, dans le colloque qui a nous réunis.

 

Jean-Louis Jeannelle : « Ce que la littérature n’est pas »

Dans un premier temps, j’avais pensé revenir sur le rejet par un très large collectif d’enseignants des Mémoires du général de Gaulle au programme du baccalauréat en 2010 – cette polémique a marqué l’exclusion, pour tout une partie du corps enseignant, du modèle traditionnel des Mémoires hors du champ de la littérature (entendue à la fois comme catégorie, comme canon et comme discipline). « Transitions » avait accueilli en 2011 l’échange que j’avais eu avec l’une des enseignantes engagées dans l’affaire, Isabelle Guary ; je ne vais donc pas revenir sur cette question – à contrecœur toutefois, et je ne résiste pas au désir de répéter ici qu’à mes yeux, ce geste qui consiste à renvoyer les Mémoires de guerre du côté de l’histoire est lourd de conséquences : s’il ne choque pas la plupart d’entre nous (notamment les dix-neuviémistes ou les vingtiémistes), c’est parce que nous avons pris l’habitude de considérer que Les Confessions de Rousseau sont nées de la laïcisation d’un modèle narratif hérité de pratiques religieuses, cela dans un contexte favorable au déploiement d’une perception singulière de soi. Mais c’est oublier un peu vite que le projet de Rousseau, aussi nouveau soit-il, n’est pensable que par contraste (et dans une certaine continuité) avec le genre mémorial (dans la collection complètes de ses œuvres publiées par Du Peyrou, Les Confessions et Les Rêveries du promeneur solitaire sont d’ailleurs classées sous la rubrique « Mémoires »). Faire aujourd’hui de l’autobiographie le quatrième grand genre littéraire tout en privant les Mémoires contemporains de leur valeur littéraire me paraît être un contresens historique.

L’unique élément que j’aimerais retenir de cette affaire, c’est la fracture qu’on a pu observer à cette occasion dans les positions adoptées par les enseignants du secondaire et ceux du supérieur. Pour le dire rapidement, là où les premiers avaient pour réflexe de défendre la spécificité d’un territoire identifié à une certaine idée de la littérature, les seconds admettaient, en majorité, la relativité historique de cette idée et, conscients de l’appartenance des Mémoires de guerre à une tradition bien antérieure à la mutation survenue dans le rapport aux textes à la fin du XVIIIe siècle, étaient moins hostiles à l’idée que de Gaulle puisse cohabiter avec Sartre ou Duras. Ce cas me semble représentatif du diagnostic apporté par François Cornilliat dans son article « La rhétorique revient : où va la littérature ? » : soucieux avant tout de dénoncer le risque de scission (ce qu’il nomme l’établissement d’un mur de Berlin) entre les siècles classiques, que domine le retour à la rhétorique depuis une trentaine d’années déjà, et les siècles modernes, attachés à une quête de la « théorie de la littérature ». Là où François Cornilliat insiste sur ce qui sépare les deux approches, j’aimerais ici m’attacher sur une certaine communauté de geste, à savoir la remise en cause de l’idée d’autonomie. Car la même opération est à l’œuvre dans les études dix-neuviémistes et vingtiémistes. J’en rappellerai rapidement les contours avant de revenir à l’article de François Cornilliat.

On sait que L’Adieu à la littérature de William Marx est paru la même année que Les Antimodernes d’Antoine Compagnon, en 2005. Les deux projets se distinguent par leur manière de scénographier l’histoire longue : là où Marx esquisse une dynamique en trois temps (expansion, de la théorie du sublime jusqu’au magistère exercé par ces deux gardiens du temple que furent Sainte-Beuve et Matthew Arnold, puis autonomisation, où la littérature fait sécession du corps social et s’enferme dans le culte de la forme, enfin dévalorisation, que traduit l’image de suicides en série), Antoine Compagnon révèle ce que cache l’histoire bien connue d’une littérature qui se conquiert elle-même, à savoir, selon l’hypothèse de Thibaudet, la défaite après la Révolution du traditionalisme sur le terrain politique et son déplacement du côté des Lettres, où l’antimodernisme aurait représenté, de Chateaubriand à Gracq ou Barthes, la pointe fine de la conquête moderniste, sa version hyperconsciente et critique. Schéma strictement dialectique ou contrefeu courant tout du long comme une sorte de mémoire occultée, les deux essais se rejoignent dans leur commune tentative pour esquisser une histoire de l’idée de littérature obéissant à un double mouvement de flux et de reflux. Ce que l’on envisageait auparavant comme résultant d’une expansion continue est ici considéré comme un phénomène organique, un processus global, dont la logique nous apparaîtrait enfin clairement, à nous dont la mémoire est/serait saturée de programmes avant-gardistes et pour qui cette idée est/serait devenue un legs plus qu’un enjeu encore actuel.

L’extraordinaire écho de L’Adieu à la littérature est dû à ce que s’y est cristallisé un modèle d’interprétation que l’on retrouve par la suite, dans des essais comme dans La Langue littéraire,dirigée par Gilles Philippe et Julien Piat en 2009, ou La Responsabilité de l’écrivain de Gisèle Sapiro en 2011. Dans les deux cas, et en partant de prémisses très différentes, il est toujours question du double mouvement de flux et de reflux d’une conception autonome de la langue littéraire ou d’une autorité professionnelle distincte de la responsabilité civile.

Or ce schéma ascensionnel puis descensionnel qui se retrouve d’un essai à l’autre soulève automatiquement la question de l’après. À chaque fois, la question est évitée ou plutôt neutralisée, puisque ni William Marx, ni Gilles Philippe, ni Gisèle Sapiro ne tirent du phénomène de dilatation puis de contraction qu’ils esquissent un quelconque verdict sur la production contemporaine ou un quelconque pronostic sur son avenir. L’enjeu reste toutefois implicite, notamment en raison de l’inévitable court-circuit avec les discours polémiques sur la fin de la littérature. Résorption des pouvoirs accordés à la littérature pour le premier, entrée dans le « moment énonciatif » dans le dernier quart du siècle pour le deuxième ou extinction du magistère moral et politique exercé par les écrivains pour la troisième : quel que soit le phénomène analysé, il leur est à chacun difficile de ne pas paraître cautionner le discours des déclinologues [6]. D’une certaine manière, la position de surplomb qu’adoptent les historiens du littéraire implique ce risque de débordement, puisque leur analyse s’étend à un processus clos, ou sur le point de l’être, et rend inévitable la question de savoir ce qui s’ensuit – l’établissement de scansions historiques se renverse automatiquement en effet bilan. À ceux qui traitent de l’idée de littérature en contexte, il est impossible de mettre entre parenthèses le contemporain : celui-ci n’est autre que le point d’où ils parlent, et leur effort de périodisation exacerbe de ce fait le besoin, proprement mémoriel, de se reporter au passé comme à un miroir du présent.

Deux points me frappent. D’une part que cet effort d’historicisation de l’idée de littérature n’est pas articulé à l’opération de réintégration des textes canoniques dans une vaste culture rhétorique menée du côté des siècles classiques (et cette articulation n’est tenté ni d’un côté, ni de l’autre de la coupure opérée par la Révolution), d’autre part que les études convergentes que je viens d’évoquer de manière très sommaire ne débouchent pas sur un programme équivalent à celui des études rhétoriques – cela certainement parce que la relativisation du grand projet moderne est plus ambiguë et plus hésitante, traversée de mouvements contraires, comme le montrent les polémiques sur la fin de la littérature ou la disjonction dont je parlais entre enseignants du secondaire et chercheurs dans l’appréhension du statut des Mémoires de guerre.

François Cornilliat mentionne le cas limite de ce qu’il appelle un « discours historico-esthétique radicalisé » (il invoque à ce propos les exemples de Paul Zumthor et de Florence Dupont, attentifs à la poésie orale ou à la culture antique qui excèdent notre conception du littéraire). C’est du côté du Tombeau d’Œdipe (Pour une tragédie sans tragique) que j’aimerais me tourner, parce qu’en dépit des liens très étroits qui l’unissent à L’Adieu à la littérature, le dernier essai de William Marx me semble corriger les problèmes soulevés par le processus de périodisation dont il vient d’être question. Marx part d’un objet aussi central que celui de tragédie grecque afin de se demander ce que celle-ci « nous fait », autrement dit de s’interroger sur ce que notre désir pour la tragédie nous cache, à savoir la « conscience de notre ignorance ». À nouveau, c’est bien la relativité de notre idée de littérature qui est interrogée : notre incapacité à penser les principales caractéristiques de la tragédie grecque, notamment, son ancrage dans un lieu précis et dans un rapport au corps ou au religieux très particuliers, auxquels nous avons substitué l’idée de « tragique ». Mais il s’agit moins ici d’établir historiquement les cadres de ce qui déborde la notion de littérature que de tenter de «  [s]aisir la littérature par ce qui lui échappe totalement ». L’effort consiste, en quelque sorte à accepter « nos ignorances » (p. 159), passées, actuelles ou à venir, et à nous interroger sur ce que nous ne pouvons pas savoir de la tragédie grecque. François Cornilliat y voit surtout une manière un peu provocante de pousser jusqu’au comble le paradoxe. À mes yeux, une telle approche, outre que le fait qu’elle est en mesure d’outrepasser la coupure de la Révolution, fait signe vers ce qui me paraît être aujourd’hui l’un des programmes théoriques les plus urgents et les plus excitants – Judith Schlanger en a récemment fixé les grandes lignes, à savoir penser les différentes modalités de présence des « œuvres perdues » [7]. L’idée force de Judith Schlanger est que notre mémoire culturelle repose sur un vaste processus de déperdition (passagère ou définitive) par destruction, égarement, censure, oubli ou tout simplement désintérêt, mais que loin d’être accidentelle ou fortuite, cette déperdition est nécessaire à ce que nous puissions résister à l’impression d’écrasement sous l’accumulation de productions, autrement dit l’une des principales conditions de notre capacité à nous orienter dans le passé des œuvres. La question n’est donc pas de tenter d’annuler ou de réparer la perte, ce qui n’aurait aucun sens (même si en tant qu’historiens ou qu’archivistes nous nous y efforçons bien), mais de s’intéresser à notre sentiment de perte, à ce qui nous lie, par delà l’absence, à ce qui n’est plus (ou n’existe que partiellement, sur le mode de l’amputation) et plus encore à ce qui n’importe pas à nos yeux, autrement dit à ce qui tend à disparaître par inattention – l’histoire d’une pièce perdue, Cardenio, étudiée par Roger Chartier, offre un bon exemple de ce qu’apporte une telle approche. L’effort peut parfois verser dans l’érudition ; je pense toutefois qu’il y a là une manière de revenir sur nos modes d’appréhension du littéraire sans céder pour autant au vertige d’une périodisation trop stricte et qui permet d’entretenir un désir là où l’absence le frustre ou là où l’indifférence le nie.

 

 Oana Panaïté

Les propositions que la littérature fait au monde et sur le monde sont faibles, indémontrables, indéfendables. [...] Mais la littérature est sommée, aujourd’hui comme au début du siècle passé, sur un autre ton, avec une intensité autre, de se justifier, d’expliquer sa fonction formatrice et son utilité sociale. Aussi, les sciences de la cognition ont-elles commencé à s’intéresser à la culture en général et à la littérature en particulier, en abordant celle-ci comme une pratique humaine voire une manifestation biologique à classer dans la même catégorie que les habitudes mimétiques des singes. Dans une étude récente effectuée à Stanford par une équipe réunissant littéraires et scientifiques, les chercheurs ont constaté une différence physiologique entre les mécanismes qui régissent la lecture ordinaire, pour le plaisir, et la lecture professionnelle, analytique. Ils en conclurent que « l'attention à la forme littéraire pourrait représenter une forme d'entraînement du cerveau », « un apprentissage de la modulation et de la flexibilité neuronale » aux domaines d'applicabilité très vastes, allant des sciences à la morale publique [8]. À ces approches, on peut répondre, à l'instar de Nicholas Paige, que la littérature est une pratique, pas un mode de cognition ni un principe reliant les phénomènes culturels disparates. Les « études culturelles » fonctionnent sur le principe d'une « sympathie magique » supposée s'établir entre ces différentes manifestations [9]. Ces traitements « externes » de la littérature, qui ne l’envisagent qu’en tant que témoignage, document ou trace, confinent la littérature à une fonction scientifique, morale ou historique.

À ces questionnements sur l'ancrage et la légitimité de la littérature s’ajoute le remaniement et l’élargissement du corpus de la littérature « nationale ». S’inscrivant dans une mouvance qui vise à transcender ces divisions conceptuelles, un ouvrage plus récent intitulé French Global. A New Approach to Literary History [10] allègue de la nature transfrontalière de la tradition littéraire en français pour étayer une nouvelle approche critique.Christie MacDonald et Susan Rubin Suleiman insistent sur la diversité des espaces, la multiplicité des formes et la mobilité des imaginaires. L’idée d’une littérature française homogène, miroir de l’esprit national, éclate sous la pression de ses contradictions internes et de ses impensés identitaires : « Nous avançons que de telles questions – portant sur la tension entre la multiplicité et l’unité, entre la diversité et l’unité, entre la diversité et l’uniformité, entre ‘le même’ et ‘l’autre’, de même que les questions associées à la migration et aux identités diasporiques – ne se limitent pas à l’émergence de la ‘littérature francophone’ mais qu’elles ont influencé chaque période de la littérature française, à commencer par certains de ses plus grands classiques [11]. »

Situés de fait « à la croisée des langues » [12], de nombreux écrivains se tiennent, de par leur double appartenance, à la frontière des espaces nationaux, voire au-delà des frontières, dans un entre-deux (isolant ou englobant, selon les cas) qu’ils revendiquent comme la condition de l’écrivain migrant ou voyageur. En même temps que l’élargissement de la sphère géographique, il se fait jour un questionnement éthique intense de la légitimité de cette écriture « empruntée » et de la responsabilité des auteurs qui semblent répéter le geste colonial d’appropriation forcée des biens culturels et mémoriels d’une communauté non européenne. Ainsi, riches des influences les plus diverses, les romans de Patrick Chamoiseau n’ont pas manqué de susciter des réactions contradictoires non seulement chez les défenseurs d’une créolité se refusant à tout contact avec la culture dominante, mais également dans les rangs de ceux qui brandissent l’oriflamme d’une « francité » pure de tout métissage.

A la réflexion sur les nouveaux cadres de la littérature en français, s’ajoutent les recherches formelles et esthétiques liées au renouvellement de l’écriture, tout particulièrement de la prose narrative. L’hypertexte de la « littérature-monde » affiche ainsi l’un des traits du genre dont il relève car il prétend rendre explicite une réalité auparavant reléguée à une existence sous-entendue et discrète. La conjonction des deux axes, politique et poétique, apparaît clairement dans la formule « littérature-monde » à laquelle aboutit le premier paragraphe du texte publié dans Le Monde et qui en devient le mot-clef, la bannière sous laquelle se réunissent non seulement les signataires de ce manifeste sans « -isme » mais encore d’autres confrères dont les noms ne figurent pas en signature. Cette articulation fournit au dispositif manifestaire de la « littérature-monde » sa dimension constituante entendue comme « prétention à orienter les comportements à partir de la prise de position qui s’y trouve déclarée » [13]. Les textes évoqués dans cette introduction, le manifeste et le recueil qu’il engendra, sont, à mon avis, moins fondateurs que symptomatiques. Ils n’instaurent pas un nouvel ordre de la littérature en français, ni de son rapport à la langue, mais ils signalent, au risque des raccourcis conceptuels, des arguments expéditifs et des illusions réitérées, les impasses et les fausses évidences de la pensée littéraire actuelle. Plutôt que de perpétuer le débat sur leurs contresens théoriques, on privilégiera la lecture en dialogue des romans et des récits eux-mêmes. C’est là que l’on retrouve la véritable contribution des écrivains contemporains, quelle que soit leur attitude envers ce moment particulier d’histoire littéraire, et c’est à travers la mise en relation de leurs textes que l’on pourra dégager et les idées partagées sur la littérature, ou les poétiques transfrontalières, et la singularité des écritures qui déborde même les cadres idéologiques les plus consensuels.

Comment « désidéologiser » notre vision de la littérature, comment la libérer des crispations et des mises en demeure doctrinaires sans la priver de ses dimensions éthiques et politiques qui font de la littérature non pas un simple reflet ou un jugement du présent, mais « une pensée de la pensée du présent » (Alain Badiou) ?

AmbroiseKom appelle « un malentendu originel » le débat entre les défenseurs d’une idée esthétique, occidentale de la littérature, et les promoteurs d’une vision éthique, africaine [14] : la littérature postcoloniale est-elle un devoir, une nécessité faite loi, à l’instar de Mongo Beti [15] ; ou encore une mission artistique dépassant toute obligation idéologique, à l’instar de Léopold Sédar Senghor ; une revendication d’autonomie répondant au refus, à l’ignorance ou à la condescendance des instances de consécration occidentales à l’égard des écri­vains francophones ? L’éclec­tisme des critères et des définitions est tel « qu’on pourrait difficilement croire que les écrivains africains et européens font le même métier » [16].

Dans le contexte de la question que pose ce colloque, «Littérature, où allons-nous», la poétique du lieu commun [17] nous permet d’établir des relations et de rapprocher des textes en apparence incomparables ainsi que de reconnaître les impasses et les différences irréductibles. Favoriser la transmission et la continuité (à travers les textes des écrivains-passeurs) revient à démystifier l’illusion moderne du tout nouveau et en même temps à décloisonner les partages et les divisions disciplinaires.

Dans un ouvrage consacré à l’éthique de l’identité,Kwame Anthony Appiah envisage la pensée de l’authentique comme une forme de réalisme philosophique fondé sur la conception d’un moi véritable, enfoui au-dedans de chaque individu, tel un noyau identitaire authentique (« authentic nugget of selfhood ») que la volonté individuelle de chacun pourrait exprimer librement, en le dégageant de la coquille artificielle qui l’emprisonne. En Afrique, par exemple, dans un contexte historique postcolonial marqué par la tension inhérente au double projet d’émancipation et d’assimilation, la discussion sur la possibilité d’une modernité littéraire africaine en vint à être réduite à une interrogation sans fin sur la possibilité, pour le sujet africain, de réaliser un équilibre entre sa complète identification à la vie africaine « traditionnelle » (philosophies de l’authenticité) et sa démultiplication, puis sa perte, dans la modernité (discours de l’aliénation) [18]. L'étude des postures littéraires, par où l'on entend non seulement « la mise en scène de l'auteur» (Jérôme Meizoz) mais la construction fantasmatique des sujets écrivants et lisants, éclaire la diversité des imaginaires de la littérature: authentiques/hybrides; nostalgiques/mélancoliques ; présentistes/historicistes; engagés/autonomes; textualistes/oraliturains...

Quel est l’objet de la critique littéraire : l’analyse des œuvres singulières ou l’étude des phénomènes généraux (historiques, sociaux, politiques, formels) dans lesquels celles-ci s’inscrivent ? Une approche théorique ne peut-elle se construire qu’aux dépens de la spécificité irréductible des objets étudiés ?Dans le contexte particulier de la littérature de langue française, comment doit-on aborder, sur le plan des méthodes aussi bien que des institutions, le décalage entre une conception géopolitique du monde francophone et par conséquent de sa littérature, dont le trait le plus saillant est la politique identitaire, d’un côté, et l’émergence d’un espace commun (koinè) investi par les écrivains qui partagent, dépassent, transforment et recréent la langue française, de l’autre ? Il est possible d’envisager que la solution suppose l’élabo­ration de nouveaux rapports entre approches et disciplines telles que les études postcoloniales, la littérature française et les littératures francophones.

 

 

Discussion :

 

Jérôme David : Bon, « “Littérature”, où allons-nous ? ». Pour reprendre le questionnement de Jean-Nicolas Illouz : quel est ce « nous » ? Alors je vous propose tout simplement d’intégrer dans ce « nous » l’ensemble des personnes qui sont dans cette salle. Ce n’est pas rien. C’est laisser la possibilité à la littérature quelle qu’elle soit la possibilité de produire un effet, de nous réunir ici pour en parler. J’ouvre la discussion.

Michel Magnien :Je voulais remercier Jean-Nicolas Illouz pour son intervention qui m’a beaucoup intéressé. Et préciser que ce que j’entendais par « contextualisation » lors de mon intervention tout à l’heure [ndlr : se reporter à la première session], je ne pensais pas du tout à l’histoire. Je travaille sur une époque où on pratique de la littérature d’imitation, donc, quand je parlais de contextualisation, je pensais plutôt à la tradition littéraire, qui va en gros des Grecs jusqu’à votre période.

Jérôme David : Je vois que François Cornilliat, qui a été sollicité à plusieurs reprises, voudrait prendre la parole...

François Cornilliat : Je voudrais en effet apporter une précision à propos des « humanités ». Je parlais spécifiquement d’un programme, qui se présentait comme une expérience, de « New humanities ». Ce qui était frappant dans ce programme, c’est qu’il ne s’agissait vraiment plus d’histoire littéraire : on y trouve quelques spécialistes du littéraire parmi des spécialistes de religion, d’histoire biblique, de psychanalyse, et j’en passe. Il s’agit pour eux de former « a new ethical thinker and knewer » ; et c’est très clairement un programme qu’on pourrait mettre en parallèle avec le vieux programe de formation rhétorique. On a un champ du discours [inaudible] inscrit dans des préoccupations politiques et civiques. Il y a deux diagnostics radicalement différents sur ce phénomène. On peut soit dire ce que je viens de dire : c’est une nouvelle rhétorique au sens propre ; ou bien c’est de la sous-communication où il ne se passe rien. Je ne prends pas parti mais je montre, dans le texte que j’ai écrit pour Transitions sur ce sujet, qu’on peut porter ces deux diagnostics différents [inaudible]. Je soulignerais simplement que s’il y a une discipline absente, c’est l’histoire.

Jean-Louis Jeannelle : Ce qui me frappe dans les débats depuis le début de l’après-midi, c’est que, finalement, ceux qui tiennent vraiment à une identité forte de la littérature et à un programme esthétique sont les dix-neuviémistes. En fait, ce dont on parle est tellement polarisé par la conception forgée au XIXe siècle de la littérature, que les seuls qui sont parfaitement droits dans leurs bottes, ce sont les dix-neuviémistes. Qu’on soit au XXe ou dans les siècles classiques, on tire des deux côtés.

Hélène Merlin-Kajman : Je sursaute à ce que tu viens de dire, parce que je fais partie des gens qui tiennent à cette identité et donc je me sens plutôt d’accord avec Michel Jourde ; mais je ne me sens pas bien du tout dans mes bottes pour autant. C’est pourquoi, je ne suis pas sûre de vous suivre à propos de la littérature sans guillemets [à Myra Jehlen]. Si j’ai bien compris votre conclusion, ce qui sauve le petit cochon n’est pas les beaux sentiments mais une belle écriture… Donc, quand vous ne doutez pas de la littérature, ce dont vous ne doutez pas, c’est qu’elle est du côté de la belle écriture, par opposition aux bons sentiments. Ceci permettrait d’éliminer les objections quant à la définition de la littérature. Alors, c’est là qu’on pourrait faire parler un tout petit peu l’absent, à savoir Jacques Rancière. Car on peut dire que les beaux sentiments, c’est de l’universel reportage. Or, Jacques Rancière dit qu’il appartient à la littérature. Ce qui se passe à l’époque moderne, c’est précisément que dans l’idée nouvelle de la littérature, dit-il dans La parole muette, il y a à la fois l’absolu littéraire et l’universel reportage, en vertu de la « lettre muette-bavarde ». Même si je trouve ça très, très fort, je ne peux pas être d’accord avec lui parce que, dans l’esthétique classique, on retrouverait probablement les mêmes partages qui sont réputés absents selon Rancière. Ce partage-là, il fonctionne à plein pour la seule période que je connaisse bien, à savoir le XVIIe siècle et le début du XVIIIe siècle, et je suppose qu’il en va déjà de même au XVIe siècle à cause de l’imprimé, à cause de l’importance du marché littéraire de l’imprimé par exemple. Rancière, au début, rappelle le problème des textes antérieurs au concept de littérature, approuve le changement de système de raisons, affirme que ces textes antérieurs ne doivent pas être exclus de la littérature, et donc finalement retire les guillemets. Mais comme ce n’est pas du tout son objet que de penser la question de la continuité, il ne nous aide en rien, pour nous qui sommes des spécialistes de ces textes antérieurs au XIXe siècle. Lui, ça lui est possible de retirer ces guillemets parce qu’il décide de dire qu’il est faux de dire qu’il n’y a de littérature que du côté de l’absolu littéraire. O.K. ! Mais comment est-ce que l’on conjugue des assertions finalement dogmatiques et nos désaccords alors qu’on est tous dans des programmes de littérature ?

Myra Jehlen : Ce que je veux dire par littérature, ce n’est pas un corpus mais une pratique esthétique. Le littéraire, l’écriture, d’ailleurs peut-être faudra-t-il que je ne parle pas du tout de littérature mais plutôt d’écriture, comme l’acte de peindre, ou comme la musique, c’est tout simplement une pratique esthétique. Alors, cela ne sort pas de l’histoire. Parce qu’on ne traverse pas la rue de la même façon de nos jours qu’on la traversait il y a longtemps et pourtant cela reste traverser la rue. Je dis ça parce que n’importe quel acte, y compris l’acte esthétique, est historique. Il n’existe qu’à l’intérieur du moment où il a lieu. Ce que je tiens à faire ressortir de tout ça, parce que bien sûr tout ça c’est un dialogue avec notre période, c’est qu’il faut insister sur le fait qu’il existe une pratique esthétique qui est consciente d’elle-même, c’est-à-dire que c’est une manipulation, une utilisation, un maniement de la forme du langage. C’est pour ça que j’ai commencé par Flaubert. Ce qu’il fait à travers ses phrases, on sait qu’il le faisait à haute voix, que c’était la matière plastique de la langue qu’il manipulait, et qu’il cherchait ce que serait la phrase qui va contenir quelque chose qu’il connaissait d’avance mais qui va faire jaillir, qui va faire arriver sur la scène, une connaissance qu’il n’avait pas avant de la créer à partir de l’immersion dans ses phrases. C’est ce processus, ce phénomène, qu’on accepte dans la musique, qu’on accepte dans la peinture et qu’on ne reconnaît pas dans l’écriture, qui, pour moi, est commun aux trois expériences. Il faut distinguer entre le son et la musique, ou entre le parler, le reportage, et la littérature. Mais alors bon, disons l’écriture plutôt que la littérature. Cela ne va pas à l’encontre de ce que vous dites. Je suis tout à fait d’accord avec vous. Cela n’a pas de sens de penser que la littérature existe en dehors de la société, des problèmes politiques… Seulement, je veux insister sur l’existence corporelle, matérielle, d’une écriture qui est composée de sons, qui est composée d’histoire, qui est plus compliquée à décrire comme processus matériel que la musique et la peinture mais qui ne diffère aucunement de cela. Ce que j’ai voulu montrer avec les contes pour enfants, je crois vraiment que c’est dans cette littérature pour enfants qu’on apprend à lire. C’est-à-dire qu’on apprend que la littérature ne nous enseigne pas à partir du degré zéro de la communication, mais à travers la façon dont c’est raconté. Et c’est intéressant comme la vraie littérature pour enfants commence par transposer, par défier : « n’allez pas prendre ça au degré zéro parce que vous ne comprendrez rien ! » Il ne faut pas s’intéresser à ce que les héros vont manger au petit-déjeuner. Il faut aller tout de suite à l’essentiel. Comment on sait ce qui est essentiel ? On l’a tellement bien appris qu’on ne s’en aperçoit pas mais c’est justement à partir de ça qu’on va apprendre à lire Flaubert. Et Flaubert rend la vie très difficile… C’est vrai que c’est le XIXe siècle qui donne la base pour dire tout ça et, en même temps, la littérature du XIXe siècle, elle cherche à tout casser, justement parce qu’elle est la plus consciente de ce phénomène, donc elle place le défi au plus haut.

Jean-Nicolas Illouz : Je parlerai d’une expérience toute réelle, toute concrète de la littérature, qui montre que la littérature existe comme vous l’avez dit, comme le dit Mallarmé aussi… Nous faisons une expérience dont la notion manque et, dans la séance précédente, Michel Jourde pointait à sa façon le manque de cette notion aux deux extrémités. C’est-à-dire que quand nous lisons l’extrême contemporain, nous lisons des textes sans notion a priori de la littérature et, pourtant, cette expérience fait entrer ces textes, sans notion préexistante, dans quelque chose, dans une littérature élargie si vous voulez. Même chose pour la littérature ancienne puisque la notion manque au départ, comme Mme Cerquiglini le montrait. Donc, c’est intéressant de voir qu’aux deux extrémités, il n’y a pas quelque chose qui nous garantirait l’existence de la littérature et cette existence se renouvelle infiniment. Bien sûr, ce que j’essayais de dire, c’est quelque chose comme un absolu littéraire mais cet absolu littéraire peut s’apparaître dans la parole la plus ordinaire, donc même dans l’universel reportage d’une certaine façon et je comprends bien que ce dernier puisse faire partir d’un champ d’écriture contemporain par exemple. C’est cela le mystère : quelque chose qui n’a pas de définition au départ ne cesse d’en trouver au fur et à mesure de son existence.

Uri Eizensweig : Il me semble qu’il peut y avoir un défaut dans notre discussion si nous partons de l’idée qu’est nécessaire une identité entre deux objets qui sont la naissance du concept moderne de littérature et l’autonomisation de l’art, l’idée de l’autonomie de l’art. Je pense qu’on ne peut pas réduire une chose à l’autre. L’autonomie de l’art est une chose vaste et l’emploi moderne du mot « littérature » ne résume pas ce processus, cette mutation profonde qui se produit plus ou moins à l’époque romantique. Donc, je pense qu’il ne faut pas trop se fixer sur le mot « littérature » alors que c’est quelque chose qu’on fait beaucoup en ce moment. Pourquoi ? D’abord, parce que la naissance d’une chose et la naissance d’un concept qui cherche à la comprendre ne sont pas la même chose. On dit « naissance de la littérature » parce qu’il y a naissance de l’idée moderne de la littérature : pour moi ce ne sont pas deux phénomènes identiques. Deuxième chose : qu’est-ce qui est vraiment nouveau ? C’est effectivement ce que, déjà au XIXe siècle, on appelle l’autonomie de l’art, c’est-à-dire le processus de pensée qui commence à la fin du XVIIIe siècle, qui se manifeste clairement chez les Romantiques allemands, ceux d’Iéna surtout : l’absolu littéraire n’est pas seulement l’autonomie de la littérature. Sans doute d’autres formes de pensée de la distinction entre ce qui est littéraire, pour le dire de manière moderne, et ce qui n’est pas littérature ont-elles déjà existé à différentes époques. Dans le chapitre IX de la Poétique d’Aristote, la question se pose déjà. Donc, si l’autonomisation de l’art est le grand problème qui, effectivement, nous occupe, il faut voir comment il s’articule avec la question du mot « littérature ». Et je ne voudrais pas qu’on pense que si les deux choses vont ensemble, cela signifierait qu’au fond, l’autonomisation nous a donné une situation de séparation claire, évidente et définitive entre genre littéraires, entre œuvres littéraires et œuvres non littéraires. Je n’en suis pas sûr du tout. J’ai l’impression qu’au contraire, au XIXe siècle, on se pose tout le temps la question et que l’autonomie de l’art a été vécue de manière problématique par tout le monde, depuis Novalis jusqu’à Baudelaire qui s’interroge toute sa vie sur ça, et jusqu’à Mallarmé et la théorie littéraire de la seconde moitié du XXe siècle. Donc, l’autonomisation, il me semble qu’elle peut produire, d’une part, une sorte de séparation entre les genres proprement littéraires et ceux qui ne le sont pas, en réduisant, en outre, les genres littéraires à deux ou trois grands genres – roman, poésie en grande partie lyrique, théâtre –, mais, d’autre part, l’autonomisation de la littérature produit un phénomène tout à fait inverse et qui est simultané par lequel les genres littéraires, on n’en tient plus compte du tout, et la littérature, on va la chercher là où on la trouve et elle peut être partout. Donc, l’autonomisation peut produire aussi bien la réaction des enseignants du secondaire qui disent que les Mémoires du Général de Gaulle ne sont pas de la littérature et la réaction tout à fait contraire selon laquelle on peut trouver la littérature où on le souhaite : c’est autre chose, c’est le « je-ne-sais-quoi » qui peut définir, alors, la littérature, non l’institution, la tradition, les différences de hiérarchie entre les genres. C’est quelque chose qui fait partie d’une expérience nouvelle, qui est l’expérience esthétique.

Hélène Merlin-Kajman : Simplement, pourquoi tu as dit le « je-ne-sais-quoi » ? C’est le XVIIe siècle, là… [rires]

Uri Eisenzweig : Parce qu’au XVIIe siècle, sans doute, on s’interrogeait déjà sur ça. Simplement, ce que je veux dire, c’est qu’il faut essayer de faire l’histoire nuancée des différentes manières de penser la distinction entre ce qu’on a désigné parfois comme poésie, parfois comme littérature ou comme autre chose, mais sortir de cette idée qu’il y a un avant et un après – avant il y aurait la littérature, après il n’y aurait pas. La question de la différence entre les œuvres qui racontent l’histoire d’une certaine manière ou d’une autre se pose déjà à l’époque de Platon et d’Aristote lorsqu’on s’interroge sur Homère ou sur la tragédie qui traite de sujets historiques. Certainement, la réponse qu’ils donnent n’est pas celle du Romantisme allemand, ni celle d’aujourd’hui, ni celle du XVIIe siècle, mais alors on devrait rentrer dans une vision historique plus nuancée pour écrire l’histoire de toutes ces différentes manières de différencier ce qu’aujourd’hui nous appelons littérature.

Myra Jehlen : Je crois que je suis tout à fait d’accord, c’est-à-dire qu’il me semble qu’il était question avant de science, du rapport entre la science et l’étude de la littérature, et ce que vous me dites me semble être justement l’idée d’une chose : la littérature, c’est quelque chose qui existe et il faut penser qu’elle a toujours existé quel que soit notre regard. Et la raison pour laquelle je disais elle existe, sans guillemets, c’est parce que je voulais parler de cette chose. Je crois qu’elle a effectivement des formes, des processus, des caractéristiques, je ne sais pas, des couleurs, des senteurs particulières. C’est une chose et on peut l’étudier. Il faut d’abord la reconnaître comme chose avant de l’étudier en tant que telle. Après ça, il y a toute l’histoire qui, d’un côté, la décrit de différentes façons et qui, de l’autre côté, entre dans la fabrique de la chose. Mais la chose existe, je voulais le revendiquer.

Ullrich Langer : Je voudrais prolonger quelques réflexions d’Oana Panaïté sur l’enseignement de la littérature aux États-Unis où la littérature française s’enseigne dans un département de Français et où le but principal, c’est d’enseigner la langue. Or, dans les années 1950 et 1940, il y a eu cette conception selon laquelle la littérature est le couronnement du chemin vers la connaissance d’une culture étrangère. Elle est une sorte de grammaire qui permettra ensuite, une fois passé le cap de l’apprentissage de la langue littéraire, l’apprentissage d’autres discours dans une langue étrangère. Une étude très intéressante renforce l’idée que le littéraire, c’est ce qu’il y a de plus compliqué dans l’expression d’une langue et le compliqué comprend forcément l’histoire aussi bien que tous les autres aspects de l’expression linguistique. En un sens, il me semble que, dans la situation idéale, il y a un espoir, même si dans la réalité, en Amérique, cela ne correspond pas tout à fait à ce que nous faisons, mais là, il y a une voie très intéressante à poursuivre, selon moi.

Oana Panaïte : Oui, tout à fait, vous avez raison et ce que vous dites me fait aussi penser au statut universitaire, enfin au statut social, politique et finalement administratif de la littérature aux États-Unis, notamment de la littérature française mais de la littérature en général. Cela me fait penser à un problème plus général qui est celui de la littérature que j’ai peut-être mal saisi en suivant les échanges tout au long de cette journée, c’est que finalement la littérature existe par ses manifestations, par ses pratiques, par ses usages mais qu’il est difficile de lui trouver une définition intensive. On ne saurait pas définir la littérature de manière à la fois intensive et consensuelle. Elle a plutôt une définition extensive. On la reconnaît quand on la voit à partir de certains critères, de certaines catégories qui sont apprises, qui se naturalisent à partir d’un exercice culturel. Et cela me donne envie de dire que la littérature a finalement un concept transitionnel, parce qu’on ne la reconnaît que dans ses grippages, dans ses points d’achoppement, de conflit entre ses différentes définitions, ou alors au moment où elle se frotte à une autre discipline ou à un terrain commun, un pré carré, qu’elle revendique en même temps qu’une autre discipline. Donc, elle est transitionnelle mais elle est aussi transactionnelle, en un sens sociologique : elle suppose de l’échange et, pour arriver à la définir, même de manière naïve, même de manière extensive, on ne peut le faire de manière individuelle. Enfin si, on peut le faire mais cela n’a pas d’intérêt scientifique. On ne peut pas la définir de manière solitaire. On peut dire « la littérature, pour moi, c’est cela » mais cette définition en rencontrera toujours d’autres qui s’y opposeront.

Emma Gilby : J’avais juste une remarque toute bête à faire sur la traduction du mot « littérature » parce que je pense que « literature », en anglais, c’est quand même plus large. En fait, je comprends que ce dit Myra, et je crois que c’est en partie parce que j’ai en tête cette signification du mot « literature » en anglais : tout ce qui est écrit. Quand on achète un lave-linge, le mode d’emploi est désigné par la vendeuse comme « literature ». C’est tout bête. Quand Myra dit que la littérature, c’est une chose, ça existe tout simplement sans guillemets, je pense qu’il y a cette compréhension-là, derrière, du mot « littérature ». Je comprends aussi les interrogations du colloque mais je pense aussi que quand vous parlez de l’acte critique qui est conscient du maniement du langage, du texte, nous, anglophones, nous comprenons mieux ce que ça veut dire. C’est intéressant. Myra, vous avez dit que la petite fille en question, dans le conte, elle représente la distance critique idéale : elle n’est ni dupe ni trop critique, elle a un point de vue parfaitement critique ; contrairement à Emma Bovary, elle comprend exactement ce qui se passe. C’est juste une façon de dire que j’ai apprécié vos remarques sur cet acte critique qui est conscient de son propre maniement. Mais je parlerai aussi demain, un peu plus, de la traduction.

Johannes Türk: J’aimerais vous inviter à parler un peu de la relation entre esthétique et rhétorique en général. Il me semble que ce que Myra Jehlen a dit pourrait être nommé stylistique ou rhétorique. Il s’agit du processus d’arriver à une forme. Et il me semble que ce qui caractérise l’esthétique, au moins avant les Romantiques et c’est pour ça que je trouve important le retour au XVIIIe siècle, c’est que l’esthétique est liée à une suspension de l’épistémologique, chez Kant, mais aussi dans la formule « je ne sais quoi » ; et il y a un article très intéressant de Wlad Godzich, élève de Paul De Man, « Emerging literature and the question of beauty » (ou quelque chose comme ça), qui en fait essaie de montrer comment quelque chose comme une littérature émergente, donc la littérature francophone, pourrait entrer dans quelque chose comme un canon littéraire à travers la beauté, parce qu’il y a un moment où le jugement est suspendu par la notion de beauté, au XVIIIe siècle ; donc il voit une fonction très positive et intégrative dans l’esthétique. À travers l’esthétique, on peut voir comment quelque chose comme l’historicité interne de la littérature peut entrer, parce qu’à travers une nouvelle forme, quelque chose comme l’histoire littéraire se produit, donc il y a ce moment de suspens et de nouveauté…

Jean-Nicolas Illouz : La question mériterait qu’on réfléchisse mais je me lance. En tout cas, il est très important d’avoir une impression de beauté, d’avoir un rapport à quelque chose comme de la beauté quand on lit une œuvre d’art et c’est cela qui fait que, dans ce rapport ému, une œuvre peut passer le temps et venir poindre jusqu’à nous. Dans cette mesure-là, la science n’est pas démystificatrice, elle ne momifie pas les choses mais, au contraire, leur permet de revenir de ce lointain-là, jusqu’à nous, dans l’émotion présente. Je ne sais si cela répond à votre question mais en tout cas la question est fondamentale. Tout à l’heure, Jean-Louis Jeannelle parlait d’une expérience esthétique disparue, mais en fait toute œuvre vient de quelque chose qui a disparu et c’est ce qui lui donne peut-être, d’ailleurs, cette aura lorsqu’elle vient jusqu’à nous. Elle vient d’un lieu inconnu, même pas d’un lieu circonscrit par le savant ou par l’historien.

M. Jehlen : Alors, je ne suis pas du tout convaincue que l’esthétique est à part de la science. Il me vient à l’idée un exemple très précis : ce qui se passe chez les mathématiciens quand ils trouvent la bonne formule, quand ils arrivent à la fin ; ils le savent parce que c’est beau. Ce qu’ils veulent dire par « beau », je crois que c’est la même chose que ce qui se passe dans la phrase de Flaubert : à certains moments, il arrive à la formule qui tient la chose. J’ai beaucoup étudié son roman Salammbô, vous savez, qui maintient que toutes les recherches étaient esthétiques. Il savait que ça se passait comme ça parce qu’il avait trouvé les phrases qui le confirmaient. Je dirais qu’il n’y a pas d’écart entre le processus scientifique et le processus esthétique. Au contraire, le processus esthétique est un processus d’épistémologie. C’est d’ailleurs l’épistémologie la plus puissante parce que la plus complète, parce qu’on met tout au service de la compréhension, on y met tous ses moyens. Alors est-ce qu’on arrive à une vérité qui est la seule, une vérité transcendante ? Non, parce qu’il n’y en a pas. S’il y a des vérités transcendantes, personne ne va jamais y arriver. Ça, le transcendant, le divin, c’est autre chose. Dans ce qui nous concerne, cela n’existe pas. Le processus d’essayer de comprendre, dans toutes les civilisations, et l’instrument de la compréhension le plus puissant et qui est d’ailleurs distribué dans tous les autres domaines, sauf qu’on ne le reconnaît pas, c’est justement l’esthétique. Elle est l’instrument de compréhension et d’appréhension – les deux vont ensemble – et elle permet de voir les choses dans leur forme, comment ces formes sont leur contenu, sont ce qu’elles veulent dire. Alors, la littérature existe comme une chose, selon moi, parce qu’elle existe en tant que déploiement du langage muni, armé de l’esthétique. Parce qu’on n’utilise pas le langage ; il y a toujours un côté un peu formel à ce qu’on dit mais on ne le fait pas consciemment. Là, on est en train de le faire consciemment ; on est à la recherche du savoir à travers la forme esthétique.

Jean-Louis Jeannelle : J’aurais moins d’aisance que vous à affirmer un goût esthétique, un rapport à l’esthétique, et je voudrais en prendre pour exemple celui que vous avez donné. Dans le cas des quatre phrases de Flaubert et de la dernière, je ne suis pas sûr de pouvoir dire selon quels critères la dernière serait la meilleure. Dans la perspective génétique des manuels qu’on écrivait au début du XIXe siècle et où l’on étudiait pour la première fois les brouillons, où l’on montrait les différentes variantes de l’écriture, notamment de celle de Flaubert, et où on débouchait sur des jugements esthétiques, le dernier texte n’est pas le meilleur ou le plus beau. Et en même temps, je remarque que dans ma propre pratique d’enseignant (j’enseigne à la fois la littérature et le cinéma), autant dans la littérature, j’ai beaucoup de mal à me convaincre que je vais transmettre une expérience de lecture à mes étudiants alors que je le fais très spontanément sur le cinéma – j’ai toujours des jugements de valeur sur les plans, etc. Je ne le fais pas pour la littérature, pour des raisons certainement liées au fait que je ne suis pas sûr d’avoir un terrain qui serait une expérience esthétique qu’eux-mêmes auraient et sur laquelle je pourrais prendre appui de manière à ce que mon jugement ne tombe pas à plat. Le lien se fait plus facilement pour le cinéma.

Myra Jehlen : Pourquoi ? Quel est ce lien, alors ? Si vous faîtes un choix esthétique dans le cinéma…

Jean-Louis Jeannelle : Je m’étonne moi-même d’avoir un rapport différent aux films et à la littérature lorsque je les transmets.

François Cornilliat : Pour favoriser la réception de ce que dit Myra, [inaudible]. L’idée d’une esthétique à valeur cognitive appartient pleinement à la tradition rhétorique : dans le sublime du pseudo-Longin, dans toutes sortes de choses. Mais de façon plus générale, et j’en reviens à ce que disait Jean-Nicolas Illouz, nous sommes à la recherche de pivots dialectiques. Je pense par exemple à ce que disait Jean-Louis Jeannelle à propos des déclinologues et de ces mouvements de refus : il faudrait accepter nos ignorances, sans renoncer à être radical ou exclusiviste sur certains points.

Uri Eisenzweig : Je voudrais provoquer un peu. C’est un problème que toute littérature soit préjugée bonne. En Amérique, la littérature, ce sont les œuvres qu’on étudie à l’école – elles sont dans un certain rayon – et si vous voulez lire des livres plus amusants, des romans policiers, des histoires, vous devez les acheter dans un autre rayon : le rayon « fiction ». La littérature, c’est toujours bien ; la fiction, c’est plus amusant. Une autre petite provocation de ma part mais j’hésite un peu à la faire : on parle tout le temps de littérature distinguée ou caractérisée par la beauté et, à cause de mon expérience personnelle, il y a pas mal d’ouvrages que je considère comme étant effectivement de la littérature mais qui m’ennuient. Je m’ennuie tellement. Et si on pouvait faire un moment de sincérité, je crois que pas mal d’entre nous confesseraient avoir la même réaction face à certaines œuvres.

Oana Panaité : Cette question se pose avec beaucoup d’acuité dans la littérature contemporaine. On peut trouver un texte très beau mais sera-t-il de la littérature ? On est souvent confronté à ce problème et souvent invité à proposer nos propres catégories, à faire notre choix sans qu’il ait déjà été fait par la tradition. Beauté ou valeur ? Beauté et valeur…

Jérôme David : La plupart des enseignants, notamment dans le secondaire, sont d’accord sur ce qu’est la littérature, parce qu’ils n’ont tout simplement pas le choix : il y a les programmes, etc. Donc la question ne se pose pas trop dans la pratique ; or, dans la recherche, dans la réflexion sur la littérature, on voit qu’il y a des pratiques très différentes. Il y a donc une sorte de consensus professionnel, qui est imposé de fait, bien sûr ça suppose des discussions dans chaque unité, mais c’est surtout comme chercheur qu’on doute de la littérature. On peut donc envisager une pratique de chercheur qui soit découplée de celle de la transmission des textes en tant qu’enseignant. Et ma deuxième remarque est à propos de la littérature qui sert aussi à apprendre à écrire aux étudiants. Les guillemets renvoient à l’énonciation ; or, l’énonciation qui s’autorise les guillemets est un discours d’objectivation, qui met à distance, en l’occurrence la littérature. Et donc, ma dernière proposition, un peu polémique, c’est de dire que le programme de rhétorique, il faut aussi l’étendre au discours critique. Et dans quelle mesure la littérature ne devrait-elle pas aussi nous apprendre à écrire des discours critiques et à renouveler un peu les formats qui sont aussi pour beaucoup dans la désaffection des filières littéraires ?

Hélène Merlin-Kajman : Je ne suis pas sûre du tout que les enseignants, même du secondaire, soient d’accord entre eux. Parce que là, tu fais comme si les enseignants du secondaire n’avaient pas été des étudiants. Ils ont été des étudiants ; les manuels ne sont pas si clairs que ça ; de toute façon, la grande tendance de notre époque, c’est de ne pas suivre les manuels et de faire des photocopies. Je crois que ce n’est pas du tout anecdotique. On parlait de nominalisme tout à l’heure. C’est la grande tendance actuelle. On singularise tout. Tout fait l’objet de singularité. Et il semble que, dans l’Université française, il y ait des configurations de l’objet « littérature » - ce qui comprend une interrogation sur ce qu’on va transmettre en le définissant - qui sont vraiment aux antipodes. Moi, j’ai enseigné pendant des années et des années dans les classes de concours ; ils allaient tous être enseignants du secondaire par la suite et il y avait des différences énormes entre les uns et les autres selon leur adhésion à tel ou tel schème dans la définition de la littérature et de ce qu’ils auraient à transmettre. Du coup, je ne suis pas du tout convaincue et je dirais qu’il nous faudrait nous souvenir beaucoup plus que comme chercheurs, nous sommes aussi des enseignants. En France, nous formons les futurs professeurs de Français, c’est même certainement notre première définition, en fait. De ce fait, notre recherche n’a certes pas directement, mais très activement malgré tout, des incidences sur les enseignements du secondaire. Les discours des didacticiens, tu le sais mieux que moi, sont très liés à ces histoires-là.

Fin de la discussion.

 

 



[1] Mallarmé, La Musique et les Lettres, in Œuvres complètes, édition présentée, établie et annotée par Bertrand Marchal, t. II, 2003, p. 65 et p. 66.

[2] Ibid., p. 66.

[3] Mallarmé, « Crise de vers », Divagations, édition citée, p. 204.

[4] Mallarmé, « Le mystère dans les lettres », Divagations, édition citée, p. 229.

[5] Laurent Jenny, La Parole singulière, Paris, Belin, 1990.

[6] Sur les discours sur la fin de la littérature, voir le n° 6 de la revue en ligne Fabula-LHT, « Tombeaux pour la littérature », dirigé par Alexandre Gefen.

[7] Voir Judith Schlanger, Présence des œuvres perdues, Paris, Hermann, coll. « Savoir lettres », 2010.

[8] http://news.stanford.edu/news/2012/september/austen-reading-fmri-090712.html

Voir aussi cet article qui extrapole les résultats de l'étude de Stanford au domaine des comportements sociaux http://neulaw.org/component/content/article/3891

L'ouvrage de Martha C. Nussbaum, Not For Profit: Why Democracy Needs the Humanities, Princeton University Press, 2010, est représentatif d'une tendance plus tendance plus générale à défendre le rôle social des "humanités" en appuyant leur valeur empathique.

[9] Nicholas Paige, Before Fiction, University of Pennsylvania Press, 2011.

[10] Sous la direction de Christie McDonald et Susan Rubin Suleiman, Columbia University Press, 2010.

[11]ibid, « The National and the Global », xi.

[12] Cf. Lise Gauvin, L’Écrivain francophone à la croisée des langues, Karthala, 1997.

[13] Marcel Burger, Les Manifestes : paroles de combat. De Marx à Breton, Delachaux et Niestlé, 2002, p. 113.

[14] Ambroise Kom, « La littérature africaine et les paramètres du canon », Études françaises, vol. 37, n° 2, 2001, p. 33-44.

[15] A la différence de l’inutilité sophistiquée à laquelle la littérature est condamnée en Europe, « pour nous », affirmait l’auteur camerounais, « l’écriture peut servir à quelque chose, donc doit servir à quel­que chose »Propos de Mongo Beti cité dans l’article d’Ambroise Kom, p. 37.

[16] Ibidem.

[17]« Le lieu commun [...] nous protège contre l’égarement, face au tout nouveau », Édouard Glissant, Traité du Tout-Monde, Gallimard, 1997, p. 171.

[18] Achille Mbembe, De la postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, Karthala, 2000, p. 31.