Transition n° 11

 

Préambule

 Transitions a publié, le 15 mars 2014, « Early modern (or not) ? Une réponse à Mitchell Greenberg », article de Lise Forment, Sarah Nancy, Anne Régent-Susini et Brice Tabeling qui répondaient à un article de Mitchell Greenberg intitulé « “Early modern” : un concept problématique ? ».

Comme Mitchell Greenberg s’y prononçait en faveur de cette périodisation historique de la littérature des XVIe et XVIIe siècles, les quatre membres de Transitions avaient eu envie d’insister sur la dimension transhistorique de la littérature, sans laquelle une certaine forme de transmission émotionnelle présente resterait impossible, écrivaient-ils.

Mitchell Greenberg réagit à son tour à cette réponse en réfutant des contresens possibles, notamment concernant sa manière de mobiliser l’autorité du contexte dans sa propre recherche : le contexte socio-historique explique que des périodes de grand trouble comme la période « early modern » aient besoin d’un recours transitionnel au théâtre et à sa mobilisation de mythes – mais justement, ce sont des mythes, fables transhistoriques s’il en est, qui l’arrachent au désastre de ce contexte.

Il n’est pas impossible que la dissipation de malentendus n’en fasse naître de nouveaux, et nous espérons vivement que le débat ne soit pas clos ! Les quatre membres de Transitions sont finalement soupçonnés de vouloir « garder la sacrosainte division périodique » en « baroque » et « classicisme », ce qui, écrit Mitchell Greenberg, ne l’a pas surpris (« Ce qui m’aurait surpris, c’est que vous ayez opté pour le contraire ! ») : comment des Français pourraient-ils s’extraire du conservatisme français qui préfère monumentaliser son passé littéraire plutôt que de le rendre au devenir historique ?

En somme, resterons-nous aliénés à l’idéologie dominante en nous intéressant aux catégories de « baroque » et de « classicisme » ou nous émanciperons-nous enfin de la monumentalisation aristocratique de sa littérature par l’Etat français et ses programmes d’enseignement en acceptant de voir que la période « early modern » fut une des pires périodes de l’histoire mondiale ?

Cependant, comme Mitchell Greenberg le souligne, les catégories de « baroque » et de « classicisme » ne sont pas des concepts très stables, et c’est la raison pour laquelle ses « jeunes collègues » les trouvaient intéressants (ils y ajoutaient ce que j’ai moi-même appelé « classico-baroque » qui, à ma connaissance, ne figure dans aucun programme d’enseignement). En outre, de « jeunes collègues » : jeunes, cela signifie notamment qu’ils ont fait leurs études, ont commencé à enseigner et baignent dans une réalité culturelle et socio-politique assez différente de celle que la dénonciation finale de Mitchell Greenberg présuppose. La communauté universitaire française s’est beaucoup émue, en 2009, d’une phrase prononcée en 2006 à propos de La Princesse de Clèves et de l’inutilité de sa transmission à de futurs fonctionnaires : la droite conservatrice a cessé d’investir le « classicisme » en particulier et la littérature en général – et l’enseignement secondaire confirme cette tendance du long terme qui n’obéit en fait pas vraiment à des partages politiques nets.

Parallèlement, la réflexion de Mitchell Greenberg se concentre nettement sur la théorie des phénomènes transitionnels de Winnicott, « qui maintenant est servie à toutes les sauces ». Comme directrice de Transitions, je voudrais simplement préciser un point. Notre usage de la référence à Winnicott n’est pas une simple application de son concept aux oeuvres littéraires. Nous nous sommes servis de ses analyses comme d’un tremplin. Trois ans après le démarrage de notre site, soit 122 exergues plus tard par exemple, nous pensons avoir effectué un travail théorique original et important qui nous amène à parler de façon neuve de la transitionnalité de la littérature.

Cette dernière, nous la plaçons du reste surtout sous le signe de cette citation de Winnicott : « un trait essentiel des phénomènes et des objets transitionnels est dans une certaine qualité de notre attitude, dans le temps même où nous les observons. » (Donald W. Winnicott, Jeu et réalité. L’espace potentiel, Paris, Gallimard, 1971, p. 134.) La transitionnalité n’est pas, à nos yeux, une propriété intangible du théâtre ou, plus généralement, des objets littéraires, mais une disponibilité que les transmetteurs présents (chercheurs, enseignants, metteurs en scène, etc.) peuvent activer ou refermer. Et sans doute n’y a-t-il pas une seule manière de l’activer !

En tout cas, à nos yeux, la discussion est une des meilleures façons de prêter attention aux enjeux présents de « notre attitude ». Un débat peut-il se passer de contresens et de malentendus, de blocages et de relances ? Rien n’est moins sûr ! Et peut-être est-ce ainsi qu’on déblaie le terrain pour une vraie discussion – une discussion ... transitionnelle.

Alors, un grand merci à Mitchell Greenberg pour nous avoir invités à débattre, avoir précisé ses positions et relancé le dialogue, fût-ce polémiquement !

H. M.-K.

 

 

 

 

 

Réponse

à « "Early modern" (or not?) »

Mitchell Greenberg

24/05/2014

 

 

Ithaca, avril 2014.

Chers Jeunes Collègues,

Tout d’abord laissez-moi vous exprimer ma reconnaissance du soin et du sérieux que vous avez manifestés dans votre réponse, mesurée et intelligente, à mon article sur le concept « early modern ». J’ai été vraiment touché (et pas un peu surpris) que vous ayez sacrifié votre temps et votre énergie pour un sujet qui reste, finalement, loin de vos soucis.

Dans le même esprit que le vôtre à l’égard de mon article, je me permettrai dans les brefs commentaires qui suivent de reprendre certains points que vous avez soulignés dans mon propos pour essayer d’y apporter certaines clarifications – et puis j’aimerai élargir le problème pour parler de façon un peu plus élargie des conceptions de ce terme qui ne sont pas nécessairement les miennes mais qui risquent de vous intéresser d’autant plus qu’elles viennent de gens dont « l’investissement » dans l’utilisation du terme « early modern » est beaucoup plus grand que le mien.

Alors pour commencer et pour, comme on dit, mettre les points sur les « i », je dois insister sur le fait que mon propos était la réponse à une question : « Qu’entendez-vous par le terme "early modern" » ? Ma réponse était exactement cela – une réponse et non pas une affirmation d’une allégeance théorique à ce concept ni une condamnation. Ceci dit, votre lecture m’a convaincu de la nécessité de clarifier certaines discordances qui semblent exister des deux côtés de l’Atlantique à propos de ce que l’on pourrait faire face aux changements qui ont un impact assez radicaux (et que vous remarquez) sur l’étude de ces périodes lointaines qui semblent attirer de moins en moins d’étudiants en France et aux USA, ce qui les prive, ce me semble, d’une expérience à la fois enrichissante et stimulante. Mais je ne suis pas du tout sûr qu’un « simple » changement de nomenclature (early modern/baroque/classicisme) soit un remède à la fuite des étudiants loin de nos cours.

Dans la réponse que vous m’avez adressée, vous écriviez : « Quel sens en effet donner à l’événement, s’il est pris dans une série d’événements équivalents, sinon que, précisément, il ne fait plus événement ? Peut-il être encore significatif, voire "crise" de quelque chose, dans une périodisation aussi large et aussi chargée que celle de l’Early Modern ? Ensuite, cette sérialisation n’induit-elle pas une approche dramatisée et convulsive, répétitive et hallucinée, de la période, de laquelle nul objet ne peut être appréhendé en dehors de sa valeur symptomale ? C’est non seulement la nature des événements que vous considérez mais aussi la très longue durée impliquée par la périodisation early modern qui semblent produire de manière quasi automatique l’idée d’une crise dont nulle œuvre, nul sujet, ne semble pouvoir se libérer. »

Je dois avouer que j’ai du mal a comprendre le sens qu’il faut donner à ces propos. Quand vous parlez « d’évènement », je soupçonne que vous faites référence aux thèses d’A. Badiou pour qui « l’évènement » marque une rupture ontologique dans l’ordre du monde. Quant à mon utilisation du terme au pluriel, je tenais à souligner une période de constante instabilité, qu’elle soit causée par des guerres (pendant tout le XVIIe siècle, il n’y a que quatre années où la guerre ne faisait pas rage quelque part sur le continent européen), ou par des désastres naturels, ou encore que cette instabilité soit produite par les hommes et ressentie par les différents peuples européens [1]. Cela ne voulait pas dire que l’étude de cette période devait nécessairement embrasser plusieurs cultures et que la recherche en profondeur d’une culture en particulier (la française, l’espagnole, l’anglaise) n’avait plus de valeur. Il est vrai que je tiens à cette idée de « crise européenne » car en dépit du fait que tous les siècles peuvent être vus comme ayant des moments de catastrophe, il en est peu qui ont reçu autant d’attestations laissées par les témoins de l’époque. Il suffit de se rappeler les mots du pasteur anglais J. Whittaker, s’exprimant devant le Parlement anglais, qui en 1643 déclarait : « Nous vivons des jours de tremblement et ce tremblement est universel : le Palatinat, La Bohème, La Germanie, La Catatonie, Le Portugal, l’Irlande, l’Angleterre ». Ou les paroles plus mesurées de Louis XIV qui, dans ses Mémoires, raconte au Dauphin dans quel état chaotique il a trouvé la France à son avènement :

Mais il faut se représenter l’état des choses ; des agitations terribles par tout le royaume avant et après ma majorité ; une guerre étrangère, où ces troubles domestiques avaient fait perdre à la France mille et mille avantages ; un prince de mon sang et d’un très grand nom à la tète des ennemis ; beaucoup de cabales dans l’Etat…dans ma cour, très peu de fidélité sans intérêt, et par là mes sujets en apparence les plus soumis, autant à charge et autant à redouter pour moi que les plus rebelles. [2]

Tout récemment, un article paru dans le NY Times par le climatoloque G. Parker m’a surpris par l’insistance qu’il mettait sur le « petit âge de glace » du XVIIe siècle qui selon lui causait, du fait des changements climatiques qui n’avaient pas été vus depuis des millénaires, des famines et autres catastrophes naturelles (inondations, etc.) [3]. Ceci pour dire qu’il y a bien un concours d’évènements tout à fait extraordinaires qui non seulement rendait le climat socio-économique différent d’autres moments plus ponctuels, mais qui était présent partout en Europe par les commentaires des témoins de ces évènements, commentaires qui reflétaient l’inquiétude ambiante.

Alors vous demandez si une œuvre pourrait « se libérer » des déterminations issues d’une telle conjoncture ? J’en doute, mais cela ne veut pas dire que chaque œuvre soit immanquablement condamnée à simplement refléter cette conjoncture. Je m’explique : pour chaque œuvre « littéraire », ce qui fait justement sa « littérarité », c’est-à-dire le jeu du langage, de la langue, empêche qu’elle soit le simple reflet des déterminations de son contexte historique. Et c’est pourquoi les œuvres littéraires que j’ai choisies dans mes travaux n’interpellent pas uniquement, comme vous le dîtes, « un monde s’effondrant », mais plutôt un monde s’effondrant/se reconfigurant, se reconstituant, car aucune œuvre littéraire, à mon sens, n’est univoque mais contient en même temps une multitude de références, références à des mondes en voie de disparition et des mondes en train d’apparaître, sans qu’il soit toujours facile de les départager. Et c’est ici que le mode d’interprétation des textes choisis par le lecteur/spectateur/metteur en scène, devient important pour que les textes vivent à la fois dans leur moment spécifique et dans le nôtre aussi.

Cela m’amène à votre discussion du théâtre (et par extension de votre discussion sur le « sujet » [4]).

Vous dîtes : « Pour autant, tout en conservant l’apport théorique d’une périodisation liant étroitement le théâtre et ses enjeux politiques, ne serait-il pas utile d’affranchir quelque peu le théâtre de cette période de crise qui vit l’apogée du genre, d’introduire entre eux un peu plus d’espace, un peu plus de "jeu" ? Il s’agirait, au fond, de soutenir l’hypothèse que si le théâtre est politique, il n’est pas que cela ou alors qu’il l’est mais en incorporant au politique un différentiel que nous pourrions nommer littéraire ». Et là, je suis tout à fait d’accord avec vous et c’est, je pense, ce que j’essaie de montrer dans mes lectures du théâtre (que ce soit le théâtre élisabéthain, ou la comedia del siglo de oro, ou encore les grandes œuvres du Classicisme français).

Mais vous semblez penser que je crois que le théâtre du XVIIe siècle est le reflet, peut-être pas « simpliste » mais simple, de son époque. Si c’était le cas, ce théâtre aurait très peu à nous dire. Il serait tout simplement une relique d’un monde disparu qui intéresserait un petit clan d’érudits – ce qui est le cas, je l’ajoute, pour la grande majorité des textes théâtraux (et pas seulement théâtraux) écrits tout au long du siècle – ces centaines et centaines de pièces qu’on ne lit plus, qu’on ne joue plus… Et pourquoi ? Tout simplement parce qu’ils ne sont précisément que le miroir de leur temps et qu’ils ne sont pas, si j’ose dire, « littéraires ».

Vous dîtes avoir lu mes travaux qui portent pour l’essentiel sur le théâtre du XVIIe siècle mais ne semblez pas – excusez-moi de vous le rappeler – avoir compris que toute mon approche est d’essayer de montrer en quoi ce théâtre (du moins le théâtre que nous continuons à lire, à faire jouer) nous touche. Car s’il nous touche, c’est précisément parce qu’il n’est pas que la représentation de son contexte socio-historique, mais plutôt qu’il existe comme vous l’avez si bien dit dans et par un « espace transitionnel » : le passage entre des moments historiques séparés par des siècles de changements révolutionnaires sont conjoints et disjoints par l’espace transitionnel qu’est la scène théâtrale (j’y reviendrai).

Vous m’excuserez de parler de mon travail mais je crois que je dois me défendre de ce qui m’a semblé être un contresens dans votre interprétation de ce que je proposais comme une approche du théâtre du XVIIe siècle. Dans un travail récent sur Racine, je commence mon étude, précisément, avec une interrogation qui pointe, je pense, le problème de comment comprendre/interpréter de quelle(s) façon(s) une œuvre (littéraire) peut combler l’écart séculier entre publics passé et présent sans que les énormes différences de réception soient simplement écartées :

On n’aurait pas tort de dire, je pense, que pour la vaste majorité des spectateurs contemporains, les débats  autour du Jansénisme, de Port-Royal et de l’Augustinus qui figuraient parmi les causes célèbres au 17eme siècle sont tout aussi lointains que les pyramides de l’ancienne Égypte. Les différents rites et rituels de la cour de Louis XIV ont, eux aussi, été relégués aux arcanes d’un passé lointain. Et, néanmoins, en dépit de l’ignorance culturelle quasi totale de nos spectateurs contemporains, en dépit d’énormes différences historiques et sociales, nous pourrions constater que la tragédie racinienne nous séduit toujours. Comment ? [5]

Ce que je propose d’analyser dans ce travail, c’est le « comment » et le « pourquoi » de cette « séduction », c’est-à-dire ce qui pour moi revient à ce qui fait de ces pièces non pas simplement une œuvre qui réfléchit un contexte socio-historique, mais une œuvre littéraire [6].

Il est vrai, selon moi, que les périodes d’anxiété sociale sont un riche terrain pour la production théâtrale (et vous avez raison de constater qu’il y a peu de périodes sans anxiété, mais encore une fois il y anxiété et anxiété !). Ce serait une erreur, cependant, de lire la tragédie (ou la comédie, d’ailleurs) du XVIIe siècle comme un simple reflet de la réalité sociale. Si c’était le cas, je crois que cela signifierait que ces œuvres n’existeraient plus que comme des cadavres, plus ou moins exquis, laissés sur la table de dissection de quelques érudits obsédés. Si les pièces du XVIIe siècle reflétaient uniquement un monde disparu, on n’aurait pas de créations vivantes mais des œuvres aussi mortes que le monde qu’elles mimeraient. Anne Ubersfeld, l’une des meilleurs interprètes de la sémiologie du théâtre, nous rappelle qu’une approche critique d’une telle interprétation (les pièces sont la réflexion de leurs contextes socio-historique) est risquée pour deux raisons principales :

C’est qu’il faut se garder de deux dangers : d’abord de considérer l’œuvre en fonction de ses rapports immédiats à ses conditions socio-politiques, parce que c’est la soumettre à ce qui n’est pas elle, en faire non une production, mais un document. Ensuite, croire à un rapport mécanique entre les structures sociales et les œuvres […] c’est se figurer que les structures sociales sont simples et se réduisent aux rapports de classe ou aux infrastructures économiques, c’est oublier l’infinie complexité « dialectique » d’une société, à ses divers niveaux. [7]

Plutôt qu’une simple réflexion de la réalité contemporaine, le théâtre met en question cette réalité. Le théâtre, je le répète, est de nature « ambivalente » à la fois et en même temps, comme l’ont si bien dit J. P. Vernant et P. Vidal-Naquet, « un ordre et un désordre » [8]. C’est cette ambivalence innée du théâtre qui est la plus à même de nous aider à le comprendre ou à le définir comme un espace transitionnel, un espace « imaginaire » qui efface les frontières entre public et privé, entre être et paraître, et entre la réalité extérieure et l’intérieure réalité psychique.

Dans une étude du théâtre élisabéthain, S. Mullaney met l’accent sur la réelle ambivalence géographique de la situation du théâtre anglais à l’époque de Shakespeare. Le théâtre (c’est-à-dire le bâtiment) était sis dans un espace qui n’était ni dans les confins de la ville de Londres ni dans le comté jouxtant la ville, mais précisément entre les deux ; le théâtre était vraiment dans un « no man’s land » du point de vue « juridique ». Cette ambivalence géopolitique est pour Mullaney la métaphore emblématique du rôle du théâtre en général [9]. En France, par contre, nous savons que les théâtres n’étaient pas établis en dehors des centres du pouvoir politique mais directement au milieu de la vie sociale ou curiale (à Paris ou à Versailles). Néanmoins, l’ambivalence métaphorique de la « place de la scène » suggérée par Mullaney reste aussi vraie à Paris qu’en Angleterre. Il serait trop facile de considérer le théâtre du Classicisme français comme un simple reflet de la tentative « absolutisante » de la politique d’un Richelieu ou d’un Louis XIV, surtout lorsque nous écoutons la mise en garde de Mullaney à propos du rôle de l’idéologie dans la création théâtrale où il souligne combien le jeu des idéologies est fluide :

Hegemonic culture is (moreover) a historical dynamic, an ongoing, diachronic negotiation between the old and the new. The dominant culture in any given period cannot hope to include or even account for all human aspirations and energies ; present culture is continually limited, challenged or modified by culture past and culture yet to come.

C’est ici que la théorie d’un espace « transitionnel » a toute sa place pour essayer de comprendre comment le théâtre peut être le site à la fois d’échange entre spectateur et acteur (un rapport d’échange subjectif en soi et en constante permutation entre idéologies contradictoires). Mais, je dois ajouter que, pour moi, l’idée d’un espace transitionnel n’est pas en soi suffisante pour expliquer le « jeu » du théâtre car il faut ajouter que si toute « scène » est potentiellement un lieu de transition, cette transition ne s’effectue que si ce qu’on met en transition peut se réaliser. Je m’explique : la question qui se pose est la suivante : le théâtre du XVIIe siècle est prodigieux, comme nous le savons et comme je l’ai déjà dit on a produit des centaines et des centaines de pièces, mais de toute cette production seulement un petit nombre de pièces retient notre attention et notre passion. Pourquoi ? J’avancerai une réponse simple (et peut-être simpliste sans entrer dans une discussion du comment et du pourquoi la « tradition » a choisi ces mêmes pièces, ni qui a établi la « tradition » ni pour quelles raisons. Il suffit de constater que toute tradition est par définition idéologique) : les pièces tombées dans l’oubli n’ont pas pu faire la « transition » de leur monde au nôtre, et ce parce qu’elles n’ont pas pu servir d’objet transitionnel. Contrairement à ce petit nombre de pièces que nous chérissons, elles ne sont pas arrivées à dépasser leur contexte socio-historique par leur qualité littéraire.

Ai-je besoin de rappeler que lorsque Winnicott élabore sa théorie d’objet transitionnel et d’espace transitionnel (qui maintenant est servi à toutes les sauces possibles !) c’était pour tenter d’expliquer comment l’enfant apprend à maîtriser l’angoisse qu’il ressent lorsqu’il commence à distinguer le « soi » du « non-soi » (c’est-à-dire quand il commence à se rendre compte que lui et l’objet nourricier – en général la « mère» – ne sont pas une unité mais deux « objets » distincts) ? En d’autres termes, l’objet transitionnel aide l’enfant à faire la distinction entre réalité extérieure et réalité psychique intérieure tout en le désangoissant. L’espace où se situe cette transition n’est jamais totalement réalisé. C’est un espace « imaginaire » entre l’objet extérieur et le sujet (psychique) intérieur. Selon Winnicott c’est l’objet transitionnel qui l’aide à négocier cette séparation, objet dont le destin est de disparaître :

It is not the object, of course that is transitional. The object represents the infant's transition from a state of being merged with the mother to a state of being in relation to the mother as something outside and separate. [10]

Il me semble qu’il faut considérer à la fois la scène comme « objet transitionnel » et le théâtre comme « espace transitionnel » avec la question de la façon dont l’un aide l’autre à faire justement la transition. C’est-à-dire : comment certaines « scènes » peuvent-elles capter et recréer une angoisse ambiante qui reflèterait l’angoisse individuelle et, par le jeu littéraire, l’évacuer ? Et pour comprendre cela, il me semble qu’il faut aller plus loin que la simple idée « d’objet » ou « d’espace transitionnels » pour essayer d’analyser comment fonctionne l’emprise que ces pièces continuent à exercer sur nous.

Peut-être aurais-je besoin ici, puisque nous avons pris un tournant « psychanalytique », de rendre compte d’une autre méprise de votre part sur mon utilisation de certains mots comme « crise » et « chaos ». Je crois qu’il serait important, même si nous parlons de littérature et de réalité socio-culturelle, de rappeler que lorsque je parle de l’angoisse du chaos je parle à la fois d’une réelle anxiété face à un monde où tous les points de repères culturels semblent être en train de tomber en ruine et d’une anxiété primitive inconsciente :

[…] [T]oute civilisation est lutte contre le chaos. Non pas contre le chaos tel qu’il a pu ou non exister réellement dans les temps préhistoriques, mais contre les phantasmes du chaos primordial, du désordre primitif, du mélange, de l’indifférencié, de la violence originaire. [11]

(Si vous préférez un autre modèle psychanalytique, on pourrait encore invoquer Winnicott qui dirait que la peur de voir son monde s’effondrer est poignante parce que dans la vie psychique de l’enfant cet effondrement a déjà eu lieu [12]. C’est-à-dire que précisément l’enfant n’a trouvé ni d’objet transitionnel adéquat ni de mère « suffisamment bonne » pour l’accompagner dans son expérience angoissante).

Prenons, par exemple, le cas « Racine » puisque j’ai déjà évoqué la distance que ses œuvres ont traversée pour venir jusqu'à nous. Je suis d’accord avec H. Merlin-Kajman lorsqu’elle remarque que l’emploi trop fréquent des mots « cérémonie » et « cérémonial » pour parler du théâtre tragique racinien est inadéquat pour expliquer la réponse affective et intense du public aux drames raciniens [13]. « Cérémonie » évoque une image par trop statique pour rendre compte de cet univers de violence, de cruauté, de sexualité et de beauté qu’est le monde de Racine. Plutôt que cette image courtoise de «cérémonie », j’ai tendance à préférer le concept de « sacrifice » pour parler des émotions intenses et primitives évoquées par le théâtre tragique de Racine. C’est un concept qui embrasse à la fois le théâtre tragique comme espace transitionnel et la scène comme objet anxiogène et communal.

Le sacrifice et le théâtre paraissent liés par leur l’origine et par les fins qu’ils proposent, c’est-à-dire la représentation pour une communauté des lois du sacré qui régissent la vie sociale de ladite communauté et aussi les conséquences qu’encourent les membres de la société par la transgression de ces mêmes lois. Nous savons que l’une des théories privilégiées quant à l’origine du théâtre situe cette origine dans le sacrifice dont l’une des fonctions est de faire adhérer les divers membres d’un groupe à une « communauté » définie par les limites entre soi et l’autre, entre passé et futur, que le sacrifice impose à ceux qui y participent. J’aimerais proposer ici que le théâtre – le théâtre tragique surtout mais pas exclusivement – dans ses intrigues, ses personnages et ses résolutions, transpose sur la scène notre fascination de l’horreur sacrée du sacrifice. Dans les deux cas nous sommes appelés à témoigner de l’imposition de la Loi qui pour bon nombre d’anthropologues et de sociologues de formation psychanalytique serait l’imposition du tabou de l’inceste. C’est ce tabou qui définirait la place du sujet par rapport à la différence de générations et à rendre compte de la différence de sexes qui serait, en fin de compte, la définition même du sujet humain.

Lorsque nous parlons du théâtre comme espace transitionnel de sacrifice rapporté ou ritualisé il faut souligner qu’il y a évidemment une différence entre le rite sacrificiel et sa translation dans/comme représentation. Comme nous le rappelle Nicole Loraux, même à l’époque de la Grèce ancienne, bien que dans ses représentations tragiques la Polis s’offrait le plaisir combien ambivalent de ces nombreuses scènes où de jeunes vierges étaient offertes au glaive du prêtre sacrificateur, en réalité l’État n’aurait jamais osé de tels actes :

Certes, dans la réalité, la cité ne sacrifie pas ses jeunes filles ; mais, le temps d’une représentation, elle offre aux citoyens la double satisfaction de transgresser imaginairement l’interdit du phonos et de rêver sur le sang des vierges. [14]

En suivant Loraux, il m’incombe de souligner l’importance pour le théâtre comme espace transitionnel de cette satisfaction imaginaire. Et c’est sur « imaginaire » dans le sens d’inconscient que je voudrais insister. Car c’est en comprenant l’espace transitionnel comme le site d’un acte psychique complexe où s’emboitent des fantasmes individuels (de meurtre, d’inceste, d’agression) et des mythes collectifs qu’on pourrait comprendre comment est produit pendant un moment privilégié le plaisir théâtral. La fonction sacrificielle du théâtre (son espace transitionnel) est une aire riche de complexité où les idéologies sociales, politiques et sexuelles extérieures qui régissent la vie publique du « sujet » dans la Polis (avec leur mythes correspondants) reviennent inversés dans la vie intrapsychique du spectateur et, pendant le moment du spectacle, les font coexister, se réfléchissant dans la réponse affective du spectateur à l’illusion théâtrale. C’est ce que Lacan définissait, je crois, par « suture » psychique.

J’aimerais pouvoir montrer, avec des exemples précis tirés de l’œuvre de Corneille ou de Racine, comment selon moi, fonctionne cette « suture » de mythes collectifs et phantasmes primitifs individuels. C’est la conjonction de ces deux phénomènes qui pour moi, tout en s’inscrivant dans l’espace transitionnel du théâtre, vont plus loin et permettent le maintien et le dépassement de l’ambiguïté idéologique, de représenter les hésitations, les compromis et les échecs de ces pièces de théâtre venant d’un monde disparu qui néanmoins continue de nous interpeller, de nous séduire et de nous faire plaisir. Ce serait une façon de rappeler comment, selon moi, les œuvres ne sont pas simplement déterminées par leur contexte socio-politique mais plutôt comment elles s’en libèrent dans le « jeu » que vous réclamez de leurs différents codes proprement linguistique et stylistique, mais je crains que cela nous entraîne très loin dans cette déjà trop longue réponse.

J’aurais deux derniers petits points à ajouter à notre discussion qui, je crois, élargissent à la fois le contexte du débat pour considérer l’apport du « early modern » et aussi de votre préférence pour une périodisation plus définie. Pour cela il faut laisser de côté mes propres tentatives de définition de ce concept et faire appel à des collègues anglicistes. Ceux-ci ont lancé ce terme qui pour eux (si je peux parler pour eux) a son origine dans les thèses de Stuart Hall et ses disciples, Raymond Williams et d’autres théoriciens et critiques sociaux en Grande-Bretagne influencés par le marxisme. A cela il faut ajouter la translation dans des départements d’anglais aux USA où, d’un mélange des théories de M. Foucault avec les théoriciens mentionnés ci-dessus, ont émergé de nouvelles approches à l’étude des « pratiques culturelles » sous les rubriques « New Historicism », « Cultural Studies » ou « Studies in Material Culture ». Selon des spécialistes travaillant dans les domaines de la « Renaissance » ou du XVIIe siècle anglais, un changement de « désignation » était nécessaire pour précisément sortir de ce qu’ils considéraient comme l’étude et la propagation d’une « culture d’Elite » :

The switch in terminology from Renaissance to early modern was plainly a deliberate intervention in the moment of New Historicism and Cultural Materialism […] and was designed to undermine periodization as well as the hitherto exclusive focus on elite modern and high cultural texts. […] Furthermore, « renaissance, » like « Restoration » or BC/AD is hardly a neutral term, but presumes some progressive, whiggish, awakening from a stupor. You are already taking sides using such terminology, and it is fair to say that still scholars who prefer « renaissance » tend to be more conservative and those who prefer « early modern » tend to be more progressive. [15]

Encore une fois je n’approuve ni ne désapprouve le terme « early modern » ni la définition de M. Thompson, mais ce qui a attiré mon attention dans cette définition est précisément le désir (et là, est-ce qu’on pourrait parler de critique «éthique » que vous semblez me prêter ?) de rompre avec une périodisation qui selon cet auteur est trop lourdement attachée à tout un système idéologique qui ne privilégie que certaines œuvres et une culture « d’élite ». Évidemment, parler des œuvres culturelles non-élites ou qui représenteraient les « sans voix » pour reprendre une expression de J. Rancière est probablement plus facile lorsqu’il s’agit de l’Angleterre ou de l’Espagne car ces sociétés, par opposition à la France, n’ont jamais exclu la représentation des diverses classes sociales de leurs œuvres, même les plus « canoniques » (Hamlet, King Lear, La Vida es Sueño, Fuenteovejuna, etc.) Mais, que faire de la France dont la culture a, depuis le XVIIe siècle, suivi un modèle aristocratique ? Est-ce donc ici que l’idée de déterrer des textes enfouis depuis au moins le XVIIe siècle par un système par trop élitiste pourrait voir le jour, voire changer du tout au tout notre (votre) affection pour une périodisation traditionnelle ? Mais, est-ce possible ?

Ceci n’est pas si loin de mon dernier point qui risque d’être un peu plus polémique que ce qui a précédé. Dans votre « lettre », après vos réponses mesurées et souvent tout à fait pertinentes, vous écrivez :

Mais, s’il faut choisir entre des énoncés qui incorporent un boitement dans leur effort de nomination d’une période et d’autres qui au contraire l’assourdissent, nous opterions pour les premiers dans la mesure où, de ce boitement, se dégage le jeu critique au sein duquel des pratiques transitionnelles, la « littérature » notamment, peuvent apparaître plus nettement. Un tel jeu, une appellation comme « classico-baroque » le redouble, la répartition en siècles ne l’affecte pas – votre conception d’early modern en revanche risque d’en rendre l’appréhension, nous semble-t-il, plus difficile.

Et de préférer les termes « baroque » ou « classicisme » qui vous semblent plus étroitement confinés : « ils nomment indistinctement une période historique, un espace chronologique entre deux dates (fluctuantes) mais, dans le même temps, ils distinguent plus particulièrement un régime esthético-épistémique et/ou découpent dans le social un domaine circonscrit auquel, de manière privilégiée, ils s’appliquent, sans pouvoir viser à représenter ce social dans son intégralité» qui selon vous aident plus précisément de parler de ce que la "littérature" a en propre ».

Vraiment ? Puis-je vous rappeler en ce qui concerne plus particulièrement le terme « baroque » que vous invoquez qu’il n’y a pas étiquette plus controversée, moins « fixée » ? Jusqu'à assez récemment, la critique française ne voulait même pas reconnaître l’existence de ce « phénomène » en France. Et une fois reconnue comment la définir ? En empruntant les termes de l’histoire de l’art, d’un Wofflin qui parlait de la peinture italienne de la fin du XVIe siècle ? Et où le trouver ? Au XVIe siècle en peinture et en Italie, au XVIIe et XVIIIe siècles en architecture à Vienne ou en Bavière pour ne pas parler du « baroque mexicain » au nouveau monde ? Au XVIIIe siècle en musique avec Bach et Handel ? Et que faire de ses avatars – « maniérisme » et « rococo » ? Pour ne rien dire de ceux qui voudraient y voir une tendance universelle de la rhétorique remontant à la Grèce ancienne avec la querelle entre ceux qui pratiquent le style asiatique (les présocratiques) et ceux pour qui le style attique est de loin le meilleur – un va et vient qui se répèterait tout au long des millénaires. Le « Baroque » ne me semble pas moins abstrait, moins fluctuant que ce que nos collègues anglicistes voudraient appeler « early modern » (et ne commençons pas à essayer de définir ou de fixer la « Renaissance » !).

« Si nous avons bien compris votre proposition, les repères chronologiques que vous choisissez n’ont ainsi d’autres fonctions que d’assurer la productivité théorique de la catégorie « early modern ». Non, je ne pense pas avoir jamais utilisé le terme « early modern » dans mes travaux et je ne pense pas que mes démarches théoriques aient besoin de cette appellation pour fonder leur « bona fides ». En plus, j’ai l’impression que pour vous cette appellation condamnerait les chercheurs à abandonner l’étude d’une littérature nationale (la française) pour la remplacer dans un large contexte paneuropéen où la spécificité française serait noyée. Je ne crois pas avoir jamais suggéré une telle « noyade » et rien dans le « early modern » n’empêche d’étudier en profondeur une tradition littéraire nationale. Mais rien n’empêche non plus, et pourrait peut-être apporter d’autres lumières, de comparer des traditions qui ont tellement de traits (littéraires, culturels, historiques, rhétoriques) en commun.

Tout ceci pour souligner que tous ces termes sont fluctuants, indécis, et finalement ne veulent pas dire grand-chose une fois séparés du système épistémologique et idéologique dans lequel ils sont inscrits selon les besoin de l’idéologie dominante en place. Ce qui me ramène à notre point de départ : choisir entre « early modern » ou « baroque/classicisme » me semble finalement peu important. La discussion les concernant masque le vrai débat qu’on sent poindre dans votre référence à « la conversation trans-Atlantique » où l’on voit à l’œuvre un désaccord profond entre les spécialistes français et américains sur la place et l’importance à donner à l’enseignement d’un corpus que nous partageons mais d’un partage forcément inéquitable. Il est évident que les enjeux de comment délinéer et transmettre un corpus qui est plus spécifiquement votre héritage culturel avant de trouver sa place dans la culture occidentale généralisée et où il reste majoritaire comparé à toute autre tradition littéraire sont beaucoup plus investis en France qu’aux USA où l’étude de la tradition française reste très minoritaire comparée à l’emprise de la tradition anglo-américaine. Ceci a de vraies répercussions financières mais surtout culturelles et politiques très différentes dans les deux pays.

A la fin de votre lettre vous dîtes opter pour les divisions que vous connaissez et qui vous réconfortent et cela ne m’a pas du tout surpris. Selon vous, une nouvelle nomenclature pour une division historico/littéraire serait de peu d’utilité. Vous écrivez à propos du terme « early modern » :

Bien entendu, elle vient déjouer ce « classico-centrisme » que reprochait Barthes à l’histoire littéraire française : si les universitaires français l’adoptaient, ils rompraient ainsi avec de mauvaises habitudes nationales, et seraient capables de considérer une période historique et une zone géographique bien plus larges.

Mais n’est-ce pas ici une problématique majeure que vous soulignez pour l’écarter tout de suite – et c’est, si vous me le permettez, qu’une grande partie de votre désir de maintenir ce que vous appelez les « périodisations » plus traditionnelles a à faire précisément avec l’imbrication de ces périodisations avec tout un système d’éducation contrôlé par un état centralisateur. C’est la très grande différence entre les systèmes d’éducation supérieure (mais pas seulement « supérieure ») entre la France et les USA. Bien que des changements récents en France, si j’ai bien compris, au niveau de « Masters » où la nouvelle autonomie des universités permet une plus grande liberté dans le choix des sujets, c’est toujours le ministère de l’Education Nationale qui décide des programmes d’étude à l’échelle nationale. Le contenu des programmes pour tous les niveaux sont arrêtés par le ministère même si les façons d’aborder les textes choisis sont laissées libres selon les volontés des professeurs.

Que vous ayez donc opté pour garder la sacro-sainte division périodique ne m’a en rien surpris. Ce qui m’aurait surpris, c’est que vous optiez pour le contraire ! Et je comprends bien – et cela n’a vraiment que très peu à faire avec toute la défense « théorique » ou épistémologique que vous invoquez mais, vous m’excuserez, plutôt à votre investissement dans un système pour lequel vous avez tant sacrifié, passé tous les concours et qui en retour vous promettait un avenir professionnel enrichissant… mais voilà, le système ne tient plus ses promesses et tous les sacrifices n’y peuvent rien. C’est un système qui a fait ses preuves par le passé et qui a formé des chercheurs de renommée mondiale. Néanmoins, je crois qu’il faut avouer que c’est un système qui représente non seulement une certaine « classe » (cf. Bourdieu, Rancière) qui a choisi certains textes et a établi les paramètres pour définir où et comment ces textes forment « le corpus » représentatif d’une certaine conception de la civilisation (française), mais aussi comment diviser ce corpus en « périodes ». Ce système est en même temps censé certifier les enseignants formés à son école « républicaine » et qui seront, mutatis mutandis, obligés en tant que « fonctionnaires d’état » de transmettre ce même système tout en formant de nouveaux « sujets républicains ». De toute évidence, d’après ce que je lis dans les journaux, le système grince maintenant de façon audible. Donc la question pour moi c’est plutôt pourquoi s’atteler à un système qui non seulement déçoit mais qui condamne ses jeunes professeurs soit à l’exil (la célèbre « fuite des cerveaux », car après toute cette longue préparation les postes universitaires se font de plus en plus rares pour ne pas dire inexistants) soit à une carrière (encore avec de la chance) où l’on passera sa vie professionnelle dans un collège ou un lycée « dans une zone d’enseignement prioritaire » ?

Cette appellation (« zep ») si typiquement française me ramène encore une fois à l’idée de « crise », mais cette fois à la crise dans la culture, crise dans l’éducation, crise « identitaire » qui défraie la chronique en France. Où est la place de l’enseignement de la littérature dans les différentes crises identitaires que traverse la culture française ? Et quel serait le rôle des jeunes professeurs pour faire face à cette crise dans une société française multi-ethnique et multiculturelle mais qui pour bien des raisons refuse de s’y reconnaître ? Est-ce en insistant sur une idée « universaliste » de la culture et la croyance qu’il faut à tout prix maintenir un système qui sollicite certains textes, certaines valeurs et certaines « périodes » – quitte à aliéner encore plus d’élèves et d’étudiants pour qui cela ne veut pas dire grand-chose et ne va pas les inspirer ? Ou ne vaudrait-il pas mieux ouvrir l’enseignement à d’autres idées, d’autres auteurs (venant du monde « francophone », par exemple) d’autres courants (philosophique, anthropologique, psychanalytique, culturel, et j’en passe) qui pourraient, peut-être, présenter cette littérature et ces valeurs auxquelles nous tenons tous, d’une façon, disons, plus souple, plus inclusive en les présentant avec des facettes multiples ?

Est-ce à dire que les choses vont tellement mieux ici ? Loin de là ! En ce qui concerne les études du français au niveau supérieur nous sommes (les départements de littérature et culture françaises) en train de dégringoler rapidement des sommets où la pensée française des années 1960-1980 (« French Theory ») nous avait hissés. Mais, je pense du fait que le système d’éducation aux USA (à tous les niveaux) est complètement décentralisé, pour ne pas dire éclaté (et terriblement déficitaire aux niveaux primaires et secondaires), cela laisse plus d’espaces libres pour une expérimentation qui souvent ne mène pas à grand-chose mais qui, aussi, par moments, donne l’occasion à des chercheurs d’explorer différentes avenues excentrées/excentriques avec plus de facilité et plus de liberté intellectuelle : ils ne sont pas contraints par les paramètres définis par une « éducation nationale ». Paradoxalement, parmi les chercheurs qui ne trouvaient pas de place dans le système universitaire français, on peut compter Foucault, Derrida, Lyotard, Marin, Certeau qui arrivant avec leur bagage français dans des universités américaines, ont pu faire une révolution dans les façons de penser – de penser l’histoire, la littérature, la philosophie. Ce n’est que récemment (et encore, en sourdine seulement) que ces innovations épistémologiques commencent à se faire une entrée dans l’Université française (j’ai été sensible à vos références toutes en finesse à « l’événement » de Badiou, et au « pli » de Deleuze !).

Et cette entrée tardive me semble beaucoup plus prometteuse qu’une simple argutie terminologique – « early modern » « baroque/classicisme ». Qu’importe ? Ce qui est important pour moi, c’est le travail sur la littérature qui fait revivre pour les lecteurs/spectateurs contemporains, les peurs, les espoirs, les incertitudes, les craintes et les désirs de ces hommes et femmes disparus depuis longtemps mais qui, à travers les œuvres qu’ils nous ont laissées, continuent de nous interroger sur le sens à donner à notre propre vie.

 

Bien à vous,

Mitchell Greenberg

P.S. Je viens de recevoir le dernier livre du regretté Jacques Le Goff, Faut-il vraiment découper l'histoire en tranches ? (Paris, Seuil, 2014) où je lis, p. 37 « La périodisation, œuvre de l’homme, est donc à la fois artificielle et provisoire. Elle évolue avec l’histoire elle-même. A cet égard, elle a une double utilité : elle permet de mieux maîtriser le temps passé, mais elle souligne aussi la fragilité de cet instrument du savoir humain qu’est l’histoire. » C’est un petit livre qui nous donne à nous tous à la fois tort et raison !



[1] H. R. Trevor- Roper, The Crisis of the Seventeenth Century, Religion, the Reformation and Social Change,(London, 1967)

[2] Mémoires, ed. J. Longnon (Paris : Tallandier, 1978), p. 33.

[3] G. Parker, NY Times, March 22, 2014 : « During the 17th century, longer winters and cooler summers disrupted growing seasons and destroyed harvests across Europe. It was the coldest century in a period of glacial expansion that lasted from the early 14th century until the mid-19th century. The summer of 1641 was the third-coldest recorded over the past six centuries in Europe; the winter of 1641-42 was the coldest ever recorded in Scandinavia. The unusual cold that lasted from the 1620s until the 1690s included ice on both the Bosporus and the Baltic so thick that people could walk from one side to the other. The deep cold in Europe and extreme weather events elsewhere resulted in a series of droughts, floods and harvest failures that led to forced migrations, wars and revolutions. The fatal synergy between human and natural disasters eradicated perhaps one-third of the human population ».

[4] La question du « sujet » est très complexe. Je voudrais néanmoins signaler deux choses. Quant à Foucault, je ne l’ai pas invoqué pour appuyer ma discussion sur la subjectivité mais pour le situer parmi d’autres chercheurs dans d’autres domaines qui tous font référence au XVIIe siècle comme un siècle de grande mutation. Par ailleurs ce que vous dites à propos de Foucault est tout à fait juste, si un peu banal surtout lorsque l’on considère l’évolution de sa pensée entre ses œuvres du début (que j’ai citées) et ses conférences au Collège de France, particulièrement la dernière “leçon” dans L’herméneutique du sujet où il semble inverser la conception du sujet qu’il avait défendue jusqu’à là. Mais plus important pour moi qui m’appuie, comme vous devez le savoir, sur la conception freudienne et post freudienne de la subjectivité  est la différence entre la conception du sujet chez Foucault et celle chez Lacan. Dans son article « The Ethics of Sexual Difference » (Discourse, 1990) S. Heath définit la différence entre ses deux conceptions. Quant à Foucault, Heath écrit « the making of the subject as a process of subjectification that can be grasped through an analysis of institutions and the knowledge that supports and enables them… ». Quant à Lacan, en revanche, « the subject as constitutively divided, realized in its in-process-as-subject construction language, unconscious, sexual all bound up in a history that is the fact of the subject. It is no longer a matter of history, of the sexual for the subject but rather of the subject in the sexual… To say “subject” is to say desire ». Et Heath de continuer « Where Foucault stresses his displacement of the history of sexuality from any necessary link with the law….psychoanalysis makes such a link determining – Lacan’s “Law” is there ab origine: there is no question, therefore, of posing the question of origins – the Law is indeed there from the beginning, ever since, and human sexuality must realize itself by and through it ». Pour une lecture féministe du statut du « sujet », le livre de L. Irigary Sexe et parentée (Paris, 1985) apporte encore une autre vision du « sujet ».

[5] [Ndlr : voir notamment l’introduction de l’ouvrage de M. Greenberg Racine from ancient myth to tragic modernity, University of Minnesota Press, 2009]

[6] Racine, From Ancient Myth to Tragic Modernity, (2012)

[7] A.Ubersfeld, Le Théâtre et la cité, (1991) p. 10.

[8] Mythe et Tragédie en Grèce Antique (1972, 2:82).

[9] S. Mullaney, The Place of the Stage: License, Play and Power in Renaissance England (Chicago, 1988)

[10] D. Winnicott, Playing and Reality, (London, 1991) p. 14.

[11] E. Enriquez, De la horde a l’Etat: essai de psychanalyse du lien social. (Paris. 1983), p.101.

[12] D.W. Winnicott, « Fear of Breakdown » in The International Review of Psychoanalysis , 1.103-107 (1974).

[13] Public et littérature en France au XVII siècle (Paris, 1994), p. 335.

[14] N. Loraux,  Façons tragiques de tuer une femme, (Paris, 1985) p.63.

[15] J. Thompson, « Late Early Modern » in Journal for Early Modern Cultural Studies, vol. 13,2, spring, 2013, p. 72.

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